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Aborigènes en bord de ville

01/05/2009
Les baraques de Sanying, habitées par des Amis, font aujourd’hui l’objet d’un nouvel arrêté de démolition, le huitième en 30 ans.

>> Anciens marins, mineurs ou ouvriers du bâtiment, des aborigènes vivent aujourd’hui à la lisière des grandes villes où ils cumulent difficultés d’emploi et de logement

Seule une trentaine de familles, pour la plupart des Amis originaires de Hualien et de Taitung, vivent encore à Sanying, moitié moins qu’il y a 10 ou 20 ans. Au fil des ans, certaines se sont véritablement installées sur ce terrain bordant la Dahan, dans le district de Taipei. Mais la plupart des membres de la communauté n’y résident que pour de courtes périodes.

Parce qu’elles ont été construites sans permis dans une zone inondable, au pied du pont de Sanying qui relie Yingge à Sanxia, ces baraques ont été rasées à sept reprises au cours des 30 dernières années, et à chaque fois reconstruites par leurs habitants. En décembre dernier, elles ont à nouveau fait l’objet d’un nouvel avis de démolition. Le 10 janvier, le chef du district de Taipei, Chou Hsi-wei [周錫瑋], s’est rendu sur place. Il y a été entouré par une petite foule l’implorant de surseoir à la destruction de ces bicoques.

Echoués en ville

Selon le ministère des Affaires aborigènes, plus de 205 000 aborigènes, soit 40% de la population recensée sous cette dénomination, vivent aujourd’hui en ville, une proportion supérieure à ceux vivant en montagne (33%) ou en plaine (26%).

Selon une enquête réalisée en 2006 par le ministère, les Amis représentent près de la moitié des aborigènes installés en ville, dans leur cas principalement à Taipei et dans le nord de l’île.

Certains universitaires expliquent qu’à l’inverse des aborigènes vivant dans les montagnes, où ils disposent de terres tribales, ceux des plaines, tels les Amis, faute de patrimoine, ont été davantage contraints d’aller chercher du travail à la ville. Là, les plus désavantagés n’ont trouvé qu’un habitat de fortune. Une autre enquête gouvernementale estime qu’en 2006, environ 500 familles aborigènes vivaient dans des constructions illégales.

Même si la grande majorité des aborigènes de Taiwan disposent d’un logement correct (60% comme propriétaires et 30% comme locataires), la précarité des conditions d’hébergement de la communauté de Sanying illustre bien la manière dont certains ont, depuis les années 1960, dû renoncer à un « chez-soi ».

Une vie sur l’océan

Comme beaucoup d’Amis de sa génération, Kuras, aujourd’hui âgé de 44 ans, a d’abord été marin. Originaire du port de Chenggong, dans le district de Taitung, sur la côte est, il est engagé comme commis à bord d’un bateau de pêche alors qu’il a à peine 12 ans. Malgré son jeune âge, à chaque campagne de pêche, il reste au large pendant trois mois, entre Taitung et Penghu, sans voir sa famille.

En 1980, à l’âge de 15 ans, il reçoit son brevet de marin. Alors que d’autres rejoignent le port de Keelung, au nord, il fait confiance à son oncle, lequel l’aide à trouver une place à bord d’un bateau de pêche hauturière basé à Kaohsiung.

« Parmi les jeunes de mon village, au moins trois sur cinq ont décidé de travailler en mer, raconte-t-il. Il n’y avait pas assez d’argent à la maison pour faire vivre tout le monde. »

Avant 35 ans, à l’exception de ses deux années de service militaire, il passe ainsi l’essentiel de sa vie en mer ou dans des ports lointains. Les navires sur lesquels il travaille font escale en Nouvelle-Zélande, en Argentine, en Afrique du Sud, à Singapour, en Australie, en Russie ou encore en Inde. Il fait pratiquement le tour du monde.

En 1987, selon une enquête de l’administration des Pêches de la Province de Taiwan, un échelon administratif aujourd’hui disparu, 18 000 aborigènes travaillaient sur des navires de pêche hauturière, représentant près d’un tiers des effectifs du secteur. « Sur les bateaux, les aborigènes étaient aussi nombreux que les han et les Philippins », se souvient Kuras.

Autrefois, avant que les réserves halieutiques mondiales ne s’amenuisent, les flottilles de pêche ramenaient des prises abondantes. Kuras partait alors en campagne pour six mois, voire un an. En plus de la prime de 9 000 dollars taiwanais qu’il envoyait chaque mois à ses parents, il touchait, à chaque retour à Taiwan, une part du produit de la vente de la pêche. En général, cela représentait entre 40 000 et 100 000 dollars, peut-être pas une fortune mais une contribution appréciable aux revenus de la famille.

« Au retour de mon dernier séjour en mer, j’ai eu la surprise de ne plus trouver notre maison debout. Mes parents avaient été expropriés et n’avaient nulle part où aller, alors ils sont montés à Taipei et se sont construit une maison au bord de la Dahan. » Depuis, la famille a vécu dans cette baraque en bois, une solution temporaire qui dure…

Gueules noires

A Taiwan, les premières mines de charbon furent exploitées par la Compagnie néerlandaise des Indes au début du XVIIe s., une activité qui s’est plus tard développée pendant la période japonaise, de 1895 à 1945. L’industrie minière a connu son apogée dans les années 50 et 60, avant de décliner au début des années 80 avec l’épuisement des gisements.

A cette époque, a calculé Yang Shi-fan [楊士範], un doctorant en sociologie de l’Université nationale Chengchi, à Taipei, plus de 8% des aborigènes de l’île étaient employés dans les mines, contre 0,45% du reste de la population. Bien que le salaire journalier y était passé d’environ 120 dollars taiwanais en 1970 à plus de 700 dollars en 1980, hormis les aborigènes, peu nombreux étaient ceux qui acceptaient d’y travailler, en raison des risques d’accident du travail et des médiocres conditions de vie sur place. La mine hébergeait 300 à 400 familles disposant chacune de moins de 10 m2.

A la fin des années 80, l’universitaire d’origine aborigène Lin Jin-pao, aujourd’hui disparu, notait, dans son Etude des aborigènes des villes du nord de Taiwan, que la moitié des mineurs de charbon de Haishan, à Tucheng, dans le district de Taipei, étaient des Amis, la plupart partageant des liens familiaux.

Après que le campement de Sanying a été rasé l’an dernier, les habitants qui ont choisi de rester sur place et de se battre pour faire valoir leur droit à un logement décent se sont donné un porte-parole, Kacaw, un homme d’une cinquantaine d’années. Ayant quitté le domicile familial, à Taitung, dès l’âge de 14 ans, ce dernier travailla pendant six ans sur différents navires de pêche dans le Pacifique Sud. Puis, grâce aux recommandations de ses amis employés à la mine de Haishan, où il débuta en 1971.

A la mine, les journées s’étalaient de 5 h à 13h30, se rappelle-t-il. Toutefois, l’activité était irrégulière, ce qui empêchait d’assurer un revenu stable. Pendant les périodes d’inactivité, il pêchait ou cultivait des légumes sous le pont de Sanying. Pour joindre les deux bouts, il travaillait aussi ici ou là comme charpentier ou ajusteur.

D’autres habitants de Sanying, Kalo et sa cousine Lin Xiu-qin [林秀琴], ont payé un lourd tribu à la mine. Enfants, tous deux ont perdu leur père dans un coup de grisou. Deux ans plus tard, leurs familles furent contraintes de quitter le logement mis à disposition par la compagnie minière.

Hong Xiu-juan [洪秀娟], qui n’est âgée que d’une trentaine d’années, n’a pas été témoin de cette catastrophe mais se rappelle l’alignement de tombes blanches érigé dans le cimetière de Chenggong, d’où étaient originaires les défunts. Au total, ce coup de grisou a fait 74 victimes, dont plus de la moitié étaient des aborigènes.

Sur les échafaudages

Nano Mashaw, un Amis, a été marin pendant plus de 30 ans avant de devenir le président du Conseil des aborigènes de la ville de Keelung. Il revient sur le phénomène d’exode rural qui a spécifiquement touché les aborigènes de l’île au cours des dernières décennies : « Dans les années 80, les aborigènes ont commencé à rejoindre en masse le secteur du bâtiment, qui avait besoin de main-d’œuvre en raison de l’urbanisation galopante. Cette tendance s’est accélérée dans les années 90 avec le déclin de l’industrie minière et de la pêche. »

Par ailleurs, selon les chiffres du ministère des Affaires aborigènes, en 2007, un cinquième des aborigènes étaient des ouvriers journaliers, une proportion largement supérieure à celle du reste de la population active, et qui atteignait même un quart parmi les aborigènes habitant les banlieues de Taipei et Kaohsiung.

Dans la capitale, de nombreux aborigènes occupent des emplois de service correctement rémunérés, par exemple dans le secteur de l’aide à domicile. Mais dans le reste de l’île, l’essentiel de la main-d’œuvre aborigène est employée en usine ou sur les chantiers de construction, ce qui illustre bien les perspectives limitées qui s’offrent à elle.

Pour Kacaw, Kuras, Kalo et de nombreux autres installés à Sanying, travailler à la journée sur les chantiers est l’une des rares options disponibles. Ce type de travail est rémunéré à hauteur de 800 dollars taiwanais la journée. Cependant, comme ils l’expliquent, « avec le ralentissement de la croissance économique des dernières années, il y a de moins en moins de chantiers et parfois il n’est même pas possible de travailler ne serait-ce que cinq jours par mois. Même privés d’emploi, au moins, à Sanying, nous pouvons cultiver des légumes sur la rive et nous n’avons pas de loyer à payer. »

Lors de sa visite à Sanying, Chou Hsi-wei a promis aux habitants de ne pas procéder à leur expulsion avant que des solutions de relogement aient été trouvées. Il s’est également engagé à réserver aux aborigènes l’usage du terrain qu’ils occupent actuellement, de manière à ce que ceux-ci puissent continuer d’y cultiver des légumes et des fleurs.

Circonspects, les habitants de Sanying ont décidé de poursuivre leur mobilisation jusqu’à ce que ces promesses se traduisent par des actes et qu’ils puissent enfin obtenir ce qui leur a si longtemps fait défaut : un toit bien à eux.

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