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Un combat pour la Chine

01/11/1995

Avec ses bottes cirées, ses culottes de cheval et son monocle rivé à l'œil, Jacques Marcuse était incontestablement un personnage. « Un personnage à faire rêver les aspirants au titre de grand reporter », diront Jean Huteau et Bernard Ullmann dans leur histoire de l'Agence France Presse(1). Mais Jacques Marcuse était plus encore une personnalité. Pionnier du journalisme en Chine, où l'agence Havas le nomma correspondant en 1932, il passera naturellement à la résistance dès le 21 juin 1940 et ralliera ensuite le maquis nationaliste chinois, ce qui lui vaudra d'être arrêté et interné par l'occupant japonais. L'après-guerre le verra à la fois premier traducteur en français des Trois Principes du Peuple du Dr Sun Yat-sen et un des premiers correspondants permanents de la presse occidentale à Pékin. Un des tout premiers aussi à dénoncer avec courage et lucidité les errements du maoïsme, à l'heure où il était de bon ton d'en faire l'éloge inconditionnel.

{...} Né à Bruxelles le 25 août 1911, d'un père lui-même journaliste et d'une mère dramaturge à succès, il partagea les bancs scolaires avec Paul-Henri Spaak, futur ministre belge des Affaires étrangères et grande figure du socialisme européen. A 16 ans, l'attrait du large lui façonne pourtant une destinée peu conventionnelle, même si, comme le souligne aujourd'hui son fils, Elie(2), Jacques Marcuse « est un Belge comme on en faisait à cette époque-là » : il s'embarque, en effet, comme mousse sur un cargo de la marine marchande. Avec trois copains bruxellois, il fera plusieurs fois le tour du monde avant que l'Histoire ne le rattrape à Shanghai, où il débarque en février 1932. C'est une Chine déchirée par les Seigneurs de la Guerre et bientôt envahie par les Japonais qui saisit le jeune Marcuse. Pour ne plus le lâcher : la passion d'une vie est née.

Bien loin de là, à Paris, un autre autodidacte, Léon Rollin, est chargé par Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d'Orsay, de donner une dimension internationale à l'agence française de presse Havas. Il réunit, à cette fin, « une petite équipe d'hommes jeunes, pris dans la presse, dans l'université, voire dans l'administration »(3), « l'écurie Rollin », dont plusieurs membres connaîtront un brillant avenir, qu'il s'agisse de Maurice Schumann, futur secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, ou du journaliste vedette Robert Guillain, qui poursuivra sa carrière au journal Le Monde. C'est précisément avec Guillain que Jacques Marcuse fera ses débuts comme rédacteur au bureau de Shanghai de l'agence Havas, où Léon Rollin s'est résolu à lui donner sa chance.

Promu chef de poste à Tokyo en 1936, Jacques Marcuse ne tarde pas à retrouver la Chine : l'année suivante, il devient correspondant de guerre et on le verra dans les capitales de campagne successives d'un pays où nationalistes, communistes et Japonais se livrent à un infernal jeu à trois. Le grand reporter d'Havas remonte ainsi le Yang-tsé : il est à Hankéou en 1938, puis à Chungking en 1940. De là, il lui aurait été « relativement facile » de pousser jusqu'au quartier général des communistes, à Yenan. Mais Jacques Marcuse ne trouvera jamais le temps nécessaire. Lui qui fut reçu bien plus tard, à Taipei, par Chiang Kai-shek, a manqué ainsi l'occasion de rencontrer l'autre grand protagoniste de cette guerre qu'il a si minutieusement suivie, Mao Tsé-toung. Et cette opportunité ratée, Jacques Marcuse l'a « toujours regrettée »(4), en particulier durant ces années passées à Pékin à la veille de la Révolution culturelle.

L'appel du 18 juin lancé par le général de Gaulle sera très tôt entendu à Shanghai : Jacques Marcuse rompt, trois jours plus tard, avec Havas, devenue l'Office Français d'Infor­mation, inféodé au régime collaborateur de Vichy. Six mois plus tard, il est enrôlé dans les effectifs de l'Agence Française d'Information, organisation indépen­dante que Pierre Bourdan vient de créer à Londres. Les « dissidents de Shanghai »(5), Jacques Marcuse et Roger Piérard, ouvrent donc, en janvier 1941, le bureau de l'AFI dans la métropole portuaire. Chargé de mission par le délégué du général de Gaulle en Extrême-Orient, François Baron, Jacques Marcuse cumule alors les fonctions de correspondant de guerre et de porte­-parole des Français Libres à la radio de Shanghai. Une double casquette qui a tôt fait d'attiser la curiosité de la Kempitai, la police politique des Japonais qui occupent la ville depuis 1937.

Pearl Harbour fait basculer Jacques Marcuse dans la clandestinité. Les Japonais ont, en effet, investi la conces­sion internationale depuis laquelle fonctionnait le bureau de l'AFI. Un matin de février 1942, Roger Piérard et Jacques Marcuse, {...} déguisés en coo­lies, franchissent les lignes nippones et rejoignent la IVème Armée de route : les journalistes sont devenus guérilleros, aux côtés des forces nationalistes. Pen­dant plusieurs semaines, Jacques Marcuse sillonne ainsi l'arrière-pays shanghaïen. « J'opérais modestement comme membre d'une unité de guérilla chinoise », se rappelle-t-il en parcourant ce terrain vingt ans plus tard(6). « Nous changions de campement toutes les nuits, avec les patrouilles japonaises toujours vingt­-quatre heures derrière nous. Ces déplacements se faisaient surtout en sam­pan car les petits cours d'eau étaient trop nombreux pour que les Japonais puissent les tenir tous constamment à l'œil. »

L'offensive nippone sur Souchéou mettra un terme précoce à cette aventure insolite. Blessé, Jacques Marcuse revient se faire soigner à Shanghai. Comme Roger Piérard, il est bientôt arrêté par les Japonais. Mais, alors que son ami passera toute la guerre dans les camps nippons, Jacques Marcuse est secrètement échangé en septembre 1942 à l'initiative de la légation suisse. {...} Sur le bateau qui l'emmène vers Lourenço­-Marques (la colonie portugaise du Mozambique fournissait le terrain neutre nécessaire à la transaction) et de là vers Durban, en Afrique du Sud, Jacques Marcuse entendra la radio japonaise annoncer son exécution!

L'émotion sera de courte durée. Jacques Marcuse est rapidement de retour en Asie : l'Agence Française d'Information l'accrédite auprès du quartier général de Mountbatten en Inde, le SHAEF (Supreme Headquarter of Allied Expeditionary Forces). Il ouvre le bureau de l'AFI à New Delhi et couvre alors la fameuse campagne de Birmanie, montant quelquefois dans ces terribles « coucous » qui assureront, par-dessus les lignes japonaises, un pont aérien vers la capitale de Chiang Kai-shek à Chung­king. Cette participation aussi insolite qu'intrépide aux actions de la résistance, aux antipodes de la France, vaudra à Jacques Marcuse l'hommage posthume du général d'armée Jean Simon, alors président national de l'Association des Français Libres(7).

La fin de la guerre consacre la disparition de l'agence Havas au profit d'une nouvelle Agence France Presse (AFP) et Jacques Marcuse est tout désigné pour en assumer la direction régionale en Asie. Il lui incombe, à partir de Delhi, de réorganiser tous les ser­vices du continent et sa juridiction s'étend de l'Egypte à la Chine! C'est au Japon qu'il se distingue à nouveau : avec son ancien compagnon d'armes, Robert Guillain, il révèle l'existence de prisonniers politiques communistes parmi lesquels l'ancien secrétaire général du PC nippon, M. Tokuda, détenu depuis dix-huit ans! La nouvelle, qui fait le tour du monde, plonge la Maison-Blanche dans l'émoi : MacArthur contraint le prince Hagashikuni et son gouvernement à démissionner.

Des communistes, Jacques Marcuse va en retrouver en Chine, où il est nommé directeur de l'AFP en août 1947. La guerre que se livrent Mao et Chiang Kai-shek le ramène une décennie en arrière, dans cette même ville de Shang­hai que les Japonais l'avaient forcé à quitter cinq ans plus tôt. Les combats qui s'intensifient, l'exode des popu­lations et des grands capitalistes, la mort annoncée du « Paris de l'Orient », fournissent ample matière à dépêches. Mais la prise de la métropole portuaire par les communistes sonne bientôt le glas du bureau de l'AFP. Celui-ci est finalement fermé en 1949 et Jacques Marcuse sera tenu d'abandonner une nouvelle fois Shanghai en août 1950.

Rentré en Europe, Jacques Marcuse a désormais devant lui dix ans de grands reportages. On l'envoie dans les Balkans ou aux Pays-Bas, pour les inondations du siècle, à Singapour ou en Egypte, au Kenya nouvellement indépendant ou en Iran, à la Conférence de Bandoung qui fondera le mouvement des Non-Alignés... Les anecdotes engrangées sur cette époque confirment l'image d'un « gentleman-reporter », d'un « dandy du journalisme ». C'est au Caire, un Jacques Marcuse « arrogant comme un lord », qui déambule dans les rues, indifférent à « l'orgie de violence antibritannique » que symbolise l'incendie du célèbre hôtel Shepherd's(8). C'est, à Karthoum (à moins que ce ne soit Nairobi), ce même Jacques Marcuse qui expédie — en français — un article au Daily Mail, au nom d'un collègue trop éméché pour assumer lui-même sa correspondance!

En 1962, la Chine le rattrape. L'AFP décide de le nommer à la tête de son bureau de Pékin. Un bureau encore tout jeune car l'agence avait logiquement suivi l'ambassade de France en 1950 et couvrait la Chine depuis Taiwan. La République populaire avait, il faut dire, tenu les journalistes à l'écart — et prié Jacques Marcuse de quitter le pays —. Elle ne les recevait plus qu'au compte­-gouttes, pour des visites aussi courtes que régimentées. Au point que Pierre Frédérix pouvait, en 1954, signi­ficativement titrer son reportage : « La Chine ouvre ses portes à un journaliste occidental »! Trois ans plus tard, Jacques Locquin, ancien correspondant à Taipei, sera encore, avec son collègue de l'Asahi Shimbun de Tokyo, un des deux seuls journalistes non communistes [avec Locquin] en poste dans la capitale chinoise. {...}

Ce n'est qu'en octobre 1958 que l'AFP disposera d'un bureau en bonne et due forme à Pékin — son directeur était alors Jacques Jacquet-Francillon, qui obtiendra le prestigieux prix Albert­-Londres pour son témoignage « La Chine à huis clos » —. Jacques Marcuse a l'avantage de s'y trouver quand le général de Gaulle décide d'établir des relations diplomatiques avec la Chine populaire. Mais cet extraordinaire événement, sans autre précédent occidental que le cas très particulier de la Grande-Bretagne, ne facilitera guère le travail du correspondant de l'AFP, qui a, aux yeux des autorités, le désagréable avantage de pouvoir comparer la Chine avant et après la révolution communiste. Une savoureuse anecdote donne une idée de l'ambiance. Au ministre des Affaires étrangères, Chen Yi, qui lui demandait s'il continuait à critiquer la Chine tous les jours, Jacques Marcuse se plut à répondre : « Non, jamais le dimanche! »

Une chose, en particulier, irrite les autorités de Pékin : Jacques Marcuse est bien placé, lui qui connut Shanghai et la Chine en 1932 comme en 1947, pour reconnaître les défauts mais aussi les mérites du Kuomintang quand il était au pouvoir, et pour démentir la propagande communiste quand elle noircit à outrance le régime de Chiang Kai-shek. « Les nationalistes ont fait beaucoup plus pour leur pays que ce dont on les crédite généralement », écrira-t-il dans The Peking Papers(9), « pages d'un carnet de notes d'un correspondant en Chine », que Jacques Marcuse fait éditer à Londres en 1968. Un livre empreint de lucidité et d'honnêteté, d'humour aussi, qui, inexplicablement s'agissant d'un journaliste au service de la plus grande agence de presse française, ne sera jamais traduit et publié en français. Parce que son auteur ne recherchait pas la publicité, explique Elie Marcuse(10). Parce que, surtout, ce témoignage iconoclaste venait trop tôt en France, où l'intelligentsia sombrait corps et âme dans une idolâtrie maoïste qui allait culminer avec les événements de mai 1968. Un autre sinologue belge, Simon Leys, essuiera des bordées d'injures et de malédictions pour s'être, lui, risqué au défi avec Les habits neufs du président Mao et Ombres chinoises.

Qu'on ne s'y trompe pas! Des liens indéfectibles unissent Jacques Marcuse à la Chine et aux Chinois. Il le souligne avec force en conclusion dans ses Peking Papers : « J'ai passé beaucoup d'années heureuses de ma vie en Chine. J'ai un grand amour pour la Chine et son peuple. J'ai beaucoup d'amis chinois et je dois, en fait, ma vie à certains d'entre eux. »(11) Mais Jacques Marcuse ne peut précisément adhérer à un régime politique qui asphyxie les Chinois, ruine leurs traditions et brise leur volonté. Aussi, après trente mois passés à Pékin, il demande à être relevé, un souhait qui ravit la direction chinoise, laquelle tenait depuis longtemps Jacques Marcuse pour persona non grata mais ne pouvait l'expulser sans exposer à des représailles les correspondants de l'agence Chine Nouvelle en France...

Rentré à Paris, il est promu rédacteur en chef adjoint de l'AFP en 1965. Mais Jacques Marcuse est une trop forte tête, en cette période de décolonisation en Algérie, pour qu'en haut lieu, on ne préfère pas le voir à l'œuvre bien loin d'une capitale où se prennent des décisions controversées. {...} [Après quelques années] Jacques Marcuse se retire à Genève, d'où il collabore à la presse anglo-saxonne, The Sunday Times en particulier. Mais la Chine ne le quitte pas tout à fait. Il revient à Bruxelles, où il suit, pour les médias taiwanais, les activités européennes. En 1968, il repart pour quelques mois en Extrême-Orient. De passage à Hong Kong et fidèle à ses amitiés chinoises autant qu'à son hostilité au totalitarisme et à l'arbitraire, il s'offre vainement en échange d'Anthony Grey, le correspondant à Pékin de l'agence Reuter, que les Gardes rouges assignent à résidence dans des conditions cruelles. En mai 1969, il est à Taipei, où le reçoit avec beaucoup d'égards le président de la République de Chine, Chiang Kai-shek.

C'est à Ferney-Voltaire que Jacques Marcuse s'éteindra, le 25 juillet 1986, emportant avec lui l'image d'un journaliste tout droit sorti d'un roman de Kipling. Cet homme qui apprit la boxe — mais qui jouait aussi au polo et au tennis — et que Tristan Bernard, un ami de la famille, encouragea à devenir « reporter pugilistique », mena effectivement plus d'un combat. Pacifiquement, si l'on oublie l'insolite intermède de guérillero aux côtés des nationalistes chinois, mais pas moins déterminé. Combats pour la justice et la liberté. Combats pour la Chine et le peuple chinois.

(*) Philippe Paquet est journaliste à La Libre Belgique

Notes :

(1) Jean Huteau et Bernard Ullmann, AFP, Une histoire de l'Agence France Presse, 1944­-1990, Paris, Robert Laffont, 1992, p.135.

(2) Entretien avec l'auteur, à Bruxelles, le 8 mai 1995.

(3) Pierre Frédérix, De l'agence d'information Havas à l'Agence France Presse. Un siècle de chasse anx nonvelles, Paris, Flammarion, 1954, p.374.

(4) Jacques Marcuse, The Peking Papers, Londres, Arthur Baker, 1968, p.285.

(5) Pierre Frédérix, op.cit., p.424.

(6) Jacques Marcuse, op.cit., p.202.

(7) Lettre du général Jean Simon à la veuve de Jacques Marcuse, datée du 11 septembre 1968.

(8) Jean Huteau et Bernard Ullmann, op.cit., p.136.

(9) Jacques Marcuse, op.cit., p.285.

(10) Entretien avec l'auteur.

(11) Jacques Marcuse, op.cit., p.345.

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