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Le singulier destin d’une diva

01/05/2013
La voix de Teresa Teng avait la douceur des pétales d’une fleur ondulant sous une brise légère. (Photo aimablement fournie par China Times Publishing)
Dix-huit années se sont écoulées depuis ce funeste jour du 8 mai 1995 où Teresa Teng a été emportée par une violente crise d’asthme alors qu’elle se trouvait à Chiang Mai, en Thaïlande. Elle avait 43 ans. En 1953, naissait dans le district de Yunlin celle qui allait devenir la diva de la République de Chine. Quand elle a six ans, son père, un officier à la retraite, se lance dans les affaires et installe sa famille dans un des villages pour militaires que compte Luzhou, dans la banlieue de Taipei. Très jeune, alors que son père lui demande souvent de chanter à l’occasion des fêtes de caserne, elle est en contact avec le milieu et la culture des armées. Ses talents de chanteuse se révèlent très tôt et on la considère comme un prodige. Souvent, alors qu’elle n’est encore qu’à l’école primaire, son père la tire du lit à 5h du matin pour l’emmener à bicyclette près de la rivière où elle fait ses exercices vocaux. Au petit déjeuner, il lui prépare un œuf cru, un régime réputé avoir un effet protecteur sur les cordes vocales, ce qui lui permet aussi de rapidement maîtriser le legato. A l’âge de 11 ans, elle remporte un concours de chansons organisé par la radio Chung Hua grâce à son interprétation de « Fang Ying Tai », une des chansons traditionnelles les plus connues du monde chinois. Elle est la plus jeune participante.

La chanteuse a grandi dans un de ces villages où étaient logés les militaires et les réservistes de l’armée du Kuomintang, une fois repliée à Taiwan. (Photo aimablement fournie par China Times Publishing)

A 14 ans, elle quitte le Lycée de fille de Ginling et commence à étudier auprès du compositeur Zuo Hongyuan [左宏元], puis enregistre son premier disque. En 1969, elle a 16 ans et interprète la bande originale de Jing Jing, la première série télévisée jamais diffusée à Taiwan. Sa voix pénètre alors chaque foyer de l’île. Dans les années 70, elle entame une série de concerts à Hongkong et en Asie du Sud-Est et provoque la passion chez les communautés chinoises d’outre-mer. C’est là que débute sa carrière internationale. Quelqu’un de la maison de disques Polygram Japon assiste à un de ses concerts à Hongkong et est très impressionné. L’invitation dans l’archipel nippon ne tarde pas avec la promesse d’une carrière.

A la conquête du Japon

C’est en 1974 qu’elle fait sa première apparition sur la scène musicale japonaise avec un premier single qui est en fait une chansonnette au rythme un peu soutenu qui ne sied pas vraiment à celle qui est déjà, malgré ses 21 ans, une chanteuse accomplie. Le fait qu’elle soit nouvelle sur la scène nippone, et de surcroît étrangère, ajouté au mauvais choix du style musical de la chanson, se traduit par un échec commercial.

Après cette première tentative malheureuse, Teresa Teng se rend compte que sa prononciation du japonais n’est pas assez bonne et que sa voix n’est pas assez distincte. Elle travaille alors dans ces deux directions et altère son style vocal. Son deuxième disque sort trois mois plus tard et atteint la 15e place dans le classement des meilleures ventes en l’espace d’à peine un mois. Elle vend 750 000 disques et obtient le prix de la « révélation » de l’année.

Durant la guerre froide, Teresa Teng a été décrite comme une figure clé dans le percement du « rideau de bambou ». Elle rendait souvent visite aux troupes dont elle était devenue une marraine. Ici, avec des pilotes de chasse. (Photo aimablement fournie par China Times Publishing)

En plus de sa voix, ses fans japonais admirent l’élégance classique de son style et sa féminité. Lors d’un enregistrement pour la télévision, en 1976, elle arbore un qipao, la robe chinoise traditionnelle, dont la fente sur le côté met parfaitement en valeur une silhouette dont les lignes font chavirer les téléspectateurs nippons.

En 1979, une polémique cible le passeport indonésien qu’elle utilise pour entrer sur le territoire nippon. A l’époque, du fait de l’absence de relations diplomatiques entre Tokyo et Taipei, les Taiwanais devaient d’abord faire la demande d’un document spécial de voyage pour se rendre dans l’archipel, et, pour la star internationale, ce passeport qui lui a été donné par le gouvernement indonésien, est autrement plus pratique. Elle est alors, à tort, suspectée d’être munie d’un faux passeport et n’est plus autorisée à séjourner au Japon pour une durée d’un an, ce qui fait momentanément dérailler sa carrière. Malgré cet accident de parcours, elle fait un retour triomphal sur la scène nippone en 1984 avec une interprétation douce comme la soie de la chanson « Tsugunai », dont elle vend 1,5 million de disques, ce qui lui permet de remporter le Grand prix de la chanson (Nihon Yusen Taisho) décerné par la Japan Cable Radio. Elle réitère l’exploit en 1985 et en 1986 avec les chansons « Aijin » et « Toki no Nagare ni Mi o Makase ». Elle est au sommet de sa popularité au Japon et sa maison de disques estime que l’année de sa mort, les cent vingt 45 tours et 33 tours qu’elle a produits tout au long de sa carrière s’étaient vendus à hauteur de 22 millions d’exemplaires, pour un chiffre d’affaires de 100 millions de dollars américains.

« Wo Zhi Zaihu Ni », l’un de ses succès nippons, a été traduit en chinois et s’est révélé un immense succès populaire à Taiwan, au point de faire de cette chanson une icône de son époque. La chanteuse aimait d’ailleurs dire que c’était sa préférée.

La folie continentale

Même si elle n’a jamais obtenu un seul diplôme, Teresa Teng est dotée d’un talent inouï pour les langues. Elle est capable de converser en japonais, en indonésien, en anglais et en français, mais aussi dans les dialectes cantonais et shanghaien. Durant les années 80, elle vit à Hongkong et s’arroge le titre de meilleure chanteuse taiwanaise sur la scène cantonaise. Elle est la première chanteuse dans l’histoire de Hongkong à remplir les trois principales salles de concert de l’ancienne colonie britannique.

« Elle était belle, pleine de grâce et d’élégance et chantait divinement bien. Elle répondait toujours aux questions dans la langue dans laquelle elles avaient été posées », raconte Zhang Wu-chang [張五常], économiste à Hongkong. Il se souvient de l’avoir vue se produire à Hongkong en 1984 et à cette époque, elle était plus qu’une chanteuse pop, elle était devenue un phénomène culturel. Elle se comportait comme une artiste et non comme une star ayant les yeux rivés sur la vente de ses produits. Plutôt que de multiplier les concerts, elle préférait se produire plus rarement et s’investissait énormément dans les répétitions et ses tenues. Et elle ne tournait pas de publicité et acceptait encore moins de représenter une marque.

Au Japon, elle lance sa carrière et est récompensée par ce qu’aucun autre artiste n’a jamais obtenu : trois prix consécutifs de la Meilleure chanson aux Nihon Yusen Taisho. (Photo aimablement fournie par China Times Publishing)

La décennie des années 80 coïncida avec le pic de popularité internationale de la chanteuse et la politique de réforme et d’ouverture lancée sur le continent chinois. Ses chansons se diffusèrent comme une trainée de poudre, et Teresa Teng incarna une révolution musicale pour ce pays qui se relevait à peine de la manie obsessionnelle des chants révolutionnaires. Les cassettes de ses albums furent copiées à l’infini et certains n’hésitaient pas à consacrer un quart de leur revenu mensuel à l’acquisition de l’une de ces copies. Sa voix délicate et pleine d’émotion fut alors décrite comme « deux tiers de douceur, un tiers de larmes ». Ses chansons dont les thèmes récurrents sont l’amour, la famille ou l’attachement à sa région natale agirent comme un brusque révélateur du penchant naturel que les communistes avaient mis tant d’acharnement à tenter d’éradiquer de la psyché chinoise. Sa musique fut brocardée par Pékin comme « décadente » et bannie du continent mais les autorités ne réussirent jamais à faire taire les tourne-disques et les lecteurs de cassettes. On disait à l’époque que le Vieux Deng (Deng Xiaoping [鄧小平]) régnait sur les journées des Chinois et que la Jeune Teng régnait sur leurs nuits.

Selon le critique musical chinois Jin Zaojun [金兆鈞], aucun autre artiste n’a jamais été capable d’avoir cette influence sur les Chinois. Elle a dépassé le genre « ballades sucrées et sentimentales » pour établir un style unique, naturel et fluide. Sans surprise, les chanteurs et chanteuses pop des années 80, la première génération à émerger en Chine depuis 1949, ont été très fortement influencés par Teresa Teng, au point pour certains de simplement en copier le style.

Une personnalité sculptée par les regrets

L’impressionnante carrière de Teresa Teng tranche avec une personnalité très sensible. En 1981, alors qu’elle est au sommet de sa popularité, elle rencontre Kuok Khoon Chen [郭孔丞], l’héritier d’une riche famille de Malaisie. Lorsqu’ils se fiancent, la famille Kuok exige de Teresa qu’elle rompe avec le monde du spectacle, une décision à laquelle elle ne peut se résoudre. Elle quitte plutôt son fiancé. Cet épisode lui laissera un regret tenace : celui de ne jamais s’être mariée. A la fin des années 80, peut-être par lassitude d’être toujours le centre de l’attention d’une certaine presse, elle se retire de la scène et s’installe à l’étranger. « Elle avait seulement 13 ans lorsqu’elle est apparue pour la première fois à la télévision, vêtue d’une mini-jupe qui dévoilait ses splendides jambes et arborant un sourire d’une douceur à la mesure de sa voix », écrivait Zhou Fenna [周芬娜] une journaliste contemporaine de la star. Dans un article intitulé « A la recherche de Teresa Teng », elle explique qu’à cette époque, Taiwan était encore relativement pauvre et que les jeunes filles n’avaient d’autres horizons que celui de plonger leur nez dans des livres poussiéreux pour la préparation monotone d’examens sans fin et que beaucoup enviaient l’étonnant succès de la jeune Teresa Teng. Mais plusieurs déceptions amoureuses ont finalement fait réaliser au public que la diva était peut-être plus malheureuse que ne le laissait supposer son immense succès. Finalement, elle s’installe à Paris et se lie avec un Français de dix ans son cadet. Elle meurt brusquement et précocement alors qu’elle se trouve en Thaïlande.

Un doux sourire

La disparition brutale de Teresa Teng représenta plus qu’une tragédie personnelle. A Hongkong, le réalisateur Peter Chan [陳可辛] était en train de rédiger un scénario lorsqu’il apprit la terrible nouvelle. Son film, Comrades : Almost a Love Story [甜蜜蜜], joué par deux stars de Hongkong, Leon Lai [黎明] et Maggie Cheung [張曼玉], et bien sûr grand fans de Teresa Teng, raconte une histoire d’amour qui débute avant de déboucher sur une séparation. Plusieurs années plus tard, les deux protagonistes tombent l’un sur l’autre dans une rue de New York et au même moment, ils apprennent la mort de Teresa Teng par un écran de télévision à travers la vitrine d’une boutique toute proche. Ils se regardent l’un et l’autre et décident alors de réexaminer le choix qu’ils ont fait quelques années plus tôt. Dans ce film tourné juste avant la rétrocession de Hongkong à la Chine, à un moment difficile pour la population de l’ancienne colonie qui se sentait abandonnée et inquiète pour son avenir, Peter Chan a cherché à donner une transcription du lien particulier qui lie les diasporas chinoises avec les populations de Taiwan, de Hongkong et de Chine. Tian Mi Mi, le nom chinois du film, est d’ailleurs le titre d’une des chansons de Teresa Teng, qui signifie « doux sourire » en français. La mélodie est inspirée d’un chant folklorique d’Indonésie qui avait marqué la chanteuse, laquelle l’enregistra en mandarin et en cantonais sur des paroles de Zhuang Nu [莊奴]. La chanson fut aussi reprise par Sofia Kallgren dans une version anglaise intitulée « Cherie Sweet Honey », mais aussi par Du Li An, une chanteuse coréenne, ainsi que par Jessica Jay, une chanteuse singapourienne qui la remania en un nouveau titre intitulé « Time Is All We Need », un bel exemple de la manière dont l’œuvre de la diva a transcendé le temps, l’espace et les frontières culturelles.

Teresa Teng vers la fin de sa vie. (Photo aimablement fournie par China Times Publishing)

Inoubliable

En 2012, lors d’un concours de chanson sur une chaîne de télévision chinoise, Jang Yu-shia [張玉霞], une chanteuse malvoyante originaire de Taiwan, fait sensation en interprétant « Du Shang Xi Lou » avec beaucoup d’émotion et un intérêt nouveau pour la version de Teresa Teng s’ensuit. Celle-ci avait été enregistrée en 1983 pour son album Dan Dan You Qing. Il a la particularité d’être le premier disque de musique pop à reprendre une poésie de la dynastie Song en chanson. Les compositeurs les plus en vue à Taiwan et Hongkong furent invités à écrire la musique sur laquelle les 12 poèmes seraient chantés. Le résultat final reçut un accueil extrêmement flatteur de la part des critiques et la diva fut encensée. L’introduction chantée du morceau intitulé « Du Shang Xi Lou » évoque un rêve flottant et s’est érigée en référence dans le domaine de la littérature chantée.

Depuis ses premières années de prodige jusqu’à la gloire internationale de sa superbe carrière, tout a contribué à placer Teresa Teng sous les projecteurs tandis que sa disparition subite a laissé beaucoup de questions sans réponse et, à l’image d’Elvis Presley ou de Marilyn Monroe, n’a fait que renforcer la dimension mythique de la star.

« Pourquoi Teresa Teng est-elle morte si loin de chez elle ? », s’interroge l’auteure taiwanaise Ping Lu [平路], qui a écrit une nouvelle s’inspirant de la vie de la chanteuse. « Elle n’était pas seulement une star de la chanson, comme Fong Feifei [鳳飛飛] et Jody Chiang [江惠] à Taiwan ou Anita Mui [梅艷芳] à Hongkong, note-t-elle. Sa dimension artistique est encore sous-estimée aujourd’hui et, à de multiples titres, ses chansons méritent une bien plus grande attention. » Ping Lu évoque les notes gracieuses ou encore la créativité qui marque l’héritage musical de Teresa Teng. Elle cite l’interprétation de « Wo Zhi Zaihu Ni » qui est une évocation saisissante du sentiment de vide laissé par un amour perdu. Sa voix révélait un niveau différent d’interprétation des vicissitudes de la vie, souligne l’auteure. « On peut entendre dans ses chansons ce que signifie de s’attacher à une quête durant toute son existence, le fait d’être constamment à la recherche et de ne jamais abandonner, continue l’auteure. Durant toute son évolution d’artiste, en passant de chansons pour jeunes filles à celles d’une artiste mûre et accomplie, elle n’a jamais cédé à la vulgarité. En ne cessant d’évoluer, elle s’est hissée à un niveau artistique auquel personne ne s’attendait. »

Pour les Taiwanais, Teresa Teng ne peut se résumer à la « chérie des soldats » comme elle était surnommée. Pour tous ses fans sur la planète, elle représente la mémoire, l’icône d’une époque, une légende qui ne mourra jamais.

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