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L’anthropocène au musée

01/11/2014
Nicolas Bourriaud au TFAM, en septembre dernier, devant une installation de l’artiste coréenne Haegue Yang. (Photo aimablement fournie par le TFAM)
La biennale de Taipei est toujours un événement dans les cercles artistiques de Taiwan, et celle de 2014 ne devrait pas déroger à la règle. De prime abord, la renommée de son commissaire, le Français Nicolas Bourriaud, confirme la place éminente de l’événement au sein d’un calendrier international d’expositions importantes. Cette évidence se renforce en parcourant les trois niveaux que le Musée des beaux-arts de Taipei (TFAM) consacre à l’exposition jusqu’en janvier 2015. Le critique d’art, actuellement directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris, a concoté une sélection étonnante, éclectique, comme un tour d’horizon de l’actualité sur le front de l’art contemporain, de Paris à Taipei, en passant par Bangkok et Buenos Aires.

Nicolas Bourriaud a intitulé cette exposition « La grande accélération ». Il s’agit d’exprimer dans le langage des artistes la prise de conscience du rythme effréné de la transformation irréversible par l’homme de son environnement, et qui amène certains scientifiques à parler de l’avènement d’une « nouvelle ère géophysique », à laquelle est donnée le nom d’anthropocène. « C’est la structure même de la planète qui se voit modifiée par l’espèce humaine, désormais prédominante sur toute autre force géologique ou naturelle, explique le commissaire de la biennale dans des notes rédigées pour cette exposition. Le concept d’anthropocène, poursuit-il, pointe […] un paradoxe : plus l’impact collectif de l’espèce est fort et réel, moins l’individu contemporain se sent capable de produire des effets sur la réalité qui l’entoure. Ce sentiment d’impuissance individuelle va ainsi de pair avec les effets avérés et massifs de l’espèce, tandis que la technostructure générée par celle-ci apparaît incontrôlable. »

Convoquant les mânes de Marx mais aussi de précurseurs de l’art de la machine que furent un Tinguély, un Duchamp ou un Moholo-Nagy, Nicolas Bourriaud observe que les artistes d’aujourd’hui sont de plus en plus « connectés » et pourtant de plus en plus « déconnectés » du monde réel. « Les artistes vivent à l’intérieur de la technosphère comme dans un second écosystème, mettant sur un même plan utilitaire les moteurs de recherche et les cellules vivantes, les minéraux et les œuvres. Ce qui compte pour l’artiste de notre époque, ce ne sont plus les choses, mais les circuits qui les distribuent et les raccordent entre elles. »

Certainement le thème de la catastrophe environnementale, prégnant dans les médias, est-il riche, tout comme celui de l’ingérence toujours plus insidieuse des machines dans notre vie. Le critique d’art indépendant Manray Hsu [徐文瑞], co-commissaire de la biennale de Taipei en 2000 avec Jérôme Sans et de celle de 2008 avec Vasif Kortun, remarque combien les deux thèmes de l’animisme et de l’anthropocène qui s’imbriquent aussi dans cette biennale sont présents sur la scène de l’art contemporain ces dernières années. « Animisme » était par exemple le titre d’une exposition très remarquée en 2010 à Anvers, en Belgique, dont le commissaire était Anselm Franke, rappelle-t-il.

Tous ces thèmes rassemblés ici sous l’expression de « grande accélération » laissent une grande latitude d’interprétation, au risque peut-être que l’exposition donne l’impression de n’avoir ni centre ni circonférence. Mais toute la force de Nicolas Bourriaud, estime pour sa part Manray Hsu, est d’être parvenu à rattacher chaque œuvre à son discours. « Beaucoup de commissaires d’exposition sont très forts en théorisation, mais ont du mal à établir des correspondances entre leur pensée et l’art. Nicolas Bourriaud au contraire y parvient avec brio. »

Towards the Possible Film (2014), Shezad Dawood. HD et Super 16 mm. (Photo aimablement fournie par le TFAM)

La proposition finale du commissaire a une exubérance certaine, le résultat probablement d’un choix d’artistes jeunes recourant pour la plupart à des installations ludiques, tactiles ou interactives, quand ce n’est pas les trois à la fois. La plus appréciée des visiteurs fatigués – à en juger par l’affluence – est celle du Thaïlandais Surasi Kusolwong qui les invite à une chasse aux trésors dans un océan de pelotes de laine de toutes les couleurs. Son propos ? Analyser les ressorts du consumérisme et la modification des comportements en fonction d’une situation donnée. Mais la concurrence est forte avec l’installation créée par le collectif brésilien Opavivará! et qui a été disposée dans le hall d’entrée : seize hamacs colorés tendus comme des rayons de soleil invitent à la relaxation, autour d’une table où l’on sert du thé taiwanais. S’allonger dans un hamac en buvant une décoction ne suffira peut-être pas pour saisir le travail complexe d’Opavivara! sur le chamanisme, le plaisir de la vie collective, la glorification de la paresse…

L’exposition, à laquelle participent une cinquantaine d’artistes taiwanais et étrangers, donne par moment la sensation vertigineuse d’être la chronique d’une mort annoncée, celle de notre planète, mais aussi de notre façon d’être, d’agir et de penser. Au rez-de-chaussée par exemple, après avoir vu à l’œuvre la logique implacable de la mondialisation avec les chemises taillées et cousues en série sur leurs machines à coudre par Huang Po-chih [黃博志] et sa mère, et observé la minutieuse réalisation par imprimante 3D d’une « arche de Noé » tordue de plusieurs mètres de long, sous la surveillance de Peng Hung-chih [彭泓智], un autre artiste taiwanais, on tombe en arrêt devant deux improbables « sculptures » de Peter Buggenhout, entre moissonneuses-batteuses et chars d’assaut, recouvertes d’une épaisse couche de poussière. Aux murs, de monumentales peintures à l’huile de Peter Stämpfli représentant des empreintes de pneus accentuent le sentiment tout à la fois d’oppression et de champ de bataille abandonné.

De nombreux artistes explorent le rapport complexe et intime de l’homme à la technologie. Parfois, la main de l’artiste finit par disparaître. Dans A.T., Henrik Olesen déconstruit la biographie du mathématicien et informaticien britannique Alan Turing (1912-1954) au point que l’homme finit par se dissoudre dans un simple assemblage de données informatiques. Science-fiction, anticipation, des mots qui nous sont servis chaque jour sur grand écran comme en littérature et font définitivement partie du vocabulaire des plasticiens, souvent avec beaucoup d’humour. Témoin, le travail de Nataniel Mellors qui ici nous projette dans l’univers déjanté d’un personnage mi-Néandertal mi-monstre à deux nez.

L’homme est donc en train non seulement de modifier son environnement, mais aussi d’évoluer lui-même, semblent nous dire certains artistes. Mais la biennale 2014, en ce sens, ne va pas aussi loin que ce que l’artiste chinois Li Shan [李山] proposait fin 2012 au Musée d’art contemporain de Taipei avec ses « bidouillages du vivant », lui qui s’improvise généticien en partant du principe que les malformations génétiques, si elles sont souvent vues comme des erreurs, ont pourtant leur propre beauté.

D’autres œuvres traduisent une communion, peut-être artificielle, avec la nature, que ce soit sous son aspect minéral, végétal ou animal. Citons le corps de femme comme colonisé par les plantes (Still Woman imaginé par le Français Gilles Barbier et les empreintes de colonnes vertébrales (Faciothérapie) de sa compatriote Camille Henrot. Dans Bug’s Handwriting, l’artiste chinoise Hu Xiao-yuan [胡曉媛] laisse évoluer des insectes dans une tache d’encre et tracer ainsi une calligraphie dont elle n’a pas le contrôle. D’autres œuvres encore mettent en scène l’univers de plus en plus artificiel et déshumanisé dans lequel évolue le citoyen du monde d’aujourd’hui, parfois avec un humour particulièrement grinçant. C’est le cas chez Jonah Freeman & Justin Lowe, dont l’installation, intitulée Floating Chain (Fake Wall), fonctionne à plusieurs degrés : le spectateur-acteur de l’œuvre passe à l’intérieur de cette installation organisée en plusieurs pièces et dans lesquelles sont reconstitués des espaces de vie de notre quotidien – le bureau paysager est facilement identifiable, quand d’autres « pièces » oscillant entre le débarras et la galerie de musée abandonnée peuvent passer inaperçues – qui contiennent un curieux assemblage d’objets plus ou moins iconiques de notre société de consommation, comme les fauteuils de massage.

The Deluge, Noah’s Ark (2014), Peng Hung-chih. Impression 3D. (Photo aimablement fournie par le TFAM)

A la question de savoir ce qui guide le commissaire d’une biennale dans ses arbitrages pour réaliser l’équilibre général de son exposition, Manray Hsu explique qu’il existe depuis les années 90 une règle non écrite des trois tiers : pour un tiers d’artistes connus et établis, on choisira un tiers d’artistes émergents et un tiers d’artistes considérés comme des « nouvelles découvertes ». C’est le rôle du commissaire de justement trouver de nouveaux talents, dit-il, en citant l’exemple de Wu Chien-ying [吳建瑩], dont il trouve passionnante l’installation créée autour du jeune surdoué Léopold Chesneau. « Cela m’a fait penser au travail de Mary Kelly sur la relation mère-enfant, mais ce qui est intéressant ici est que l’artiste joue le rôle de commissaire. Au lieu de glorifier l’enfant-artiste, il s’est intéressé à la façon dont la famille se regarde. C’est une œuvre qui peut être dérangeante par son voyeurisme, mais l’art a toujours été connecté aux médias. Et elle suscite beaucoup de questions sur notre propre perception de ce que nous regardons. »

L’un dans l’autre, Manray Hsu juge cette 9e biennale excellente, tout en regrettant qu’elle n’intègre pas davantage d’œuvres nouvelles, créées spécialement pour cette exposition.

Une patiente progression

Plus d’une visite semble nécessaire pour absorber la quantité de messages distillés par l’exposition qui s’étale sur les trois niveaux supérieurs du musée. C’est la deuxième fois, révèle d’ailleurs Jo Hsiao [蕭淑文], curatrice en chef du TFAM, qu’autant d’espace est accordé à la biennale de Taipei à l’intérieur du musée lui-même.

Sans considération de surface, avec le recul, Jo Hsiao voit se dessiner une évolution nette pour cette exposition. En 1998, l’organisation de la première biennale avait été confiée par Lin Mun-lee [林曼麗], alors directrice de la Fondation pour la culture et les arts, à Fumio Nanjo, un critique d’art japonais. Cette première édition, explique Jo Hsiao, était centrée sur l’art contemporain asiatique. Dès la biennale suivante, en 2000, un tournant avait lieu, poursuit-elle, avec l’invitation du Français Jérôme Sans, alors co-directeur (avec Nicolas Bourriaud justement) du Palais de Tokyo, à Paris. « La biennale de Taipei a depuis lors pris une dimension véritablement internationale. Cela signifie non seulement que la plupart des artistes invités ne sont pas Taiwanais, mais aussi qu’ils sont représentatifs de la scène actuelle de l’art contemporain dans le monde, et surtout que la biennale de Taipei est devenue un élément du maillage international des biennales. »

Avec « The Sky is the Limit », Jérôme Sans et Manray Hsu ont internationalisé l’exposition en apportant dans leur besace des artistes comme Claude Closky, Kendell Geers, Jonathan Monk, Tobias Rehberger ou encore Uri Tzaig. Le pli est pris, et quelle que soit la nationalité du ou des commissaires invités, la biennale de Taipei est désormais résolument ouverte au monde extérieur. « Nous avons évidemment la qualité pour seul critère, souligne Jo Hsiao. Notre politique, c’est de nous faire de nouveaux amis, d’échanger. C’est pour cela que nous invitons des commissaires étrangers ou de niveau international. L’idée de nation, de nationalité, n’est pas prise en compte. » Les commissaires invités ont une entière liberté d’action et de choix, souligne Jo Hsiao. « Nicolas Bourriaud est venu en décembre 2013 puis en avril dernier pour rencontrer des artistes taiwanais. Nous lui avions préparé une liste indicative de plus d’une centaine de noms. Il a sélectionné une dizaine d’artistes taiwanais après avoir visité les ateliers. »

Golden Ghost (2011). Cette installation de Surasi Kusolwong a d’abord été montée au PS1, un musée dépendant du Museum of Modern Art de New York, aux Etats-Unis. (Photo aimablement fournie par le TFAM)

La biennale de Taipei, remarque Jo Hsiao, a une histoire bien distincte de celle de Kwangju, en Corée du Sud, à laquelle beaucoup sont tentés de la comparer. « La biennale de Kwangju a été fondée il y a 20 ans avec l’objectif de transformer le visage et l’image de cette ville industrielle, alors que celle du TFAM n’a jamais eu cette ambition, d’autant que l’environnement était très différent. »

Une autre différence, de taille sans doute, est que la biennale de Taipei « permet à Taiwan de dépasser l’isolement dans lequel l’enferme sa situation particulière sur le plan diplomatique, de faire venir des personnalités du monde de l’art. Nous sommes bien intégrés et impliqués dans un vaste réseau mondial de commissaires, de critiques, d’artistes et de musées. » Nicolas Bourriaud, souligne-t-elle, a été invité partout en Asie et en Europe à parler de son exposition, une façon pour le musée et pour Taiwan de mieux rayonner. Quantité de magazines spécialisés et de médias étrangers ont couvert l’exposition.

Jenning King [金振寧], directrice des relations publiques de la galerie Eslite, à Taipei, confirme les retombées exceptionnelles de l’événement en termes de publicité et d’affluence de visiteurs de marque. « Durant la seule semaine du vernissage de la biennale, à la mi-septembre, nous avons reçu la visite de commissaires d’exposition du musée M+ de Hongkong, du directeur de la galerie Hayward de Londres, de commissaires du MoMA [Museum of Modern Art de New York], pour ne citer que ceux-ci. Cela a vraiment été une semaine très chargée pour nous. Certains de ces visiteurs invités au vernissage étaient d’abord passés en Chine, en Corée du Sud ou au Japon, et Taipei était donc pour eux la dernière étape d’un grand tour asiatique. Nous avons aussi eu le plaisir d’accueillir de nombreux professionnels du secteur qui étaient venus à la biennale de leur propre initiative, dont des artistes étrangers. »

Avec le recul, en ce qui le concerne, Manray Hsu dit avoir beaucoup appris en travaillant avec le TFAM. Le musée lui-même a beaucoup gagné en expérience, dit-il, et sait aujourd’hui mieux comment gérer une exposition de cette ampleur, trouver des financements, communiquer… de sorte que la biennale de Taipei est devenue une marque de fabrique.

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