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L’école de l’océan

01/01/2012

Rarement recueil de nouvelles aura possédé une telle unité, et par là, une telle force. La mémoire des vagues, traduit par Marie-Paule Chamayou, vient d’être publié chez Tigre de Papier, un éditeur qui, à raison de deux ou trois titres par an, permet au lecteur francophone d’appréhender la littérature taiwanaise.

La mémoire des vagues, c’est d’abord une chronique, celle du lent et humble retour de l’auteur aux sources de sa tradition. Né en 1957, Syaman Rapongan fut le deuxième habitant de toute l’histoire de Lanyu, l’île des Orchidées, à accéder au lycée. « D’autres camarades étaient aussi doués que moi, mais leurs parents ne voulaient pas qu’ils quittent Lanyu pour poursuivre leur scolarité à Taiwan », confie-t-il, assis à la terrasse d’un café proche de l’Université nationale de Taiwan, à Taipei. Reste qu’entrer au lycée n’était pas à la portée du premier Tao venu. « Il est difficile pour nous de comprendre la langue, la culture et l’histoire chinoises. Avant 1945, personne ne parlait chinois sur Lanyu. » Les premiers à s’être intéressés aux Tao, qu’ils ont baptisés « Yami », ont en effet été les colons japonais, après leur prise de contrôle de Taiwan et des îles environnantes, en 1895. « Les premières photographies connues de Lanyu datent de 1897 », précise Syaman Rapongan.

Bon élève, ce dernier est bientôt accepté à l’Université nationale normale de Taiwan. Mais il refuse de s’y rendre. « Je ne voulais pas devenir un professeur de chinois condamné à revenir à Lanyu enseigner cette langue à mon peuple. » Il opte pour des études d’anthropologie. A l’âge de 32 ans, après 13 années passées à Taipei, il décide, alors que la plupart des jeunes Tao prennent désormais le chemin de Taiwan, de retourner vivre sur son île natale.

A l’école de l’océan, Syaman Rapongan a tout à prouver. Pendant ses années d’absence, certains de ses camarades de classe sont devenus des rois de la langouste et de la pêche aux arayo ou aux poissons volants. Les anciens moquent son inexpérience. Qu’importe. Il apprend humblement les gestes des pêcheurs, s’exerce à construire un canoë, puis en fabrique un deuxième... Il écoute inlassablement les récits des anciens, faits dans cette langue où les images abondent, empruntées à l’environnement marin, à l’art de la pêche, aux travaux forestiers ou encore à la culture du taro par les femmes. Bientôt, il connaît les courants, le caractère de chaque poisson, ceux qu’on destine aux anciens, ceux réservés aux hommes et ceux qu’on donne aux femmes et aux enfants. A son tour, il est invité à faire le récit de sa pêche – exercice dont les règles forcent à l’humilité.

C’est cette expérience que retrace la première partie de l’ouvrage, des nouvelles publiées entre 2000 et 2002 dans diverses revues, principalement Humanistic Education Notes, et rassemblées comme on juxtaposerait des galets ramassés sur la même plage. L’auteur s’y livre avec retenue et son style, tout à la fois simple et saisissant, entraîne le lecteur à sa suite. On rame avec lui, plonge avec lui, pêche avec lui. A la lecture de chaque récit, on pénètre plus avant dans la culture tao. On perçoit aussi l’unicité de la position de l’auteur. Homme éduqué, il n’en saura pourtant jamais autant que les anciens sur son peuple. Mais il figure aussi parmi les derniers à pouvoir sauver ce qu’il reste à sauver de la tradition de ce groupe humain comptant à peine 4 000 âmes, dont environ 2 300 seulement vivent toujours à Lanyu.

L’ouvrage est ainsi traversé par une terrible urgence : les derniers dépositaires des traditions tao sont âgés et leur mémoire décline. Dix ans après l’écriture de ces nouvelles, l’auteur a d’ailleurs dit adieu à la plupart de ses mentors, des Tao dont il dresse le portrait dans la deuxième partie du livre. Reste pour Syaman Rapongan une double mission à accomplir : humaine et littéraire.

Syaman Rapongan. (CHANG SU-CHING / TAIWAN REVIEW)

Lui qui, en 1988, prit la tête du mouvement des Tao contre la présence sur Lanyu d’un site de stockage des déchets nucléaires (ce site, malgré la promesse plusieurs fois réitérée d’une fermeture, n’a pas bougé d’un iota), se pose fréquemment en porte-parole de son peuple. En 2003, grâce à un don de la société nationale d’électricité Taipower – responsable des encombrants déchets nucléaires stockés sur la petite île –, il crée la Fondation tao, une organisation qui encourage la renaissance de l’artisanat et des arts tao et promeut l’apprentissage de la langue tao. « Quand j’étais petit, les Tao étaient très pauvres du point de vue matériel, mais très riches du point de vue spirituel. Aujourd’hui, communiquer avec les jeunes Tao est mon plus grand problème. Ils parlent mal chinois et parlent mal tao. Ils ne savent pas construire de canoë, ne connaissent pas les essences des arbres, ne savent pas pêcher. » Aussi, les images de la langue tao forgées autour de ces pratiques leur restent inaccessibles. La disparition de la culture tao trouve aussi sa source dans la dégradation de l’environnement. La destruction du corail, notamment par des polluants venus de l’île de Taiwan, entraîne une raréfaction du poisson, base du système social et culturel tao.

Syaman Rapongan écrit en chinois, lingua franca qu’il utilise en reproduisant toutefois certaines images et structures de la langue tao, idiome austronésien proche de ceux parlés sur les Batanes, au nord des Philippines, et qui n’a pas de système d’écriture propre. Ainsi, on aura beau scruter le texte, on ne trouvera nulle étoile dans le ciel de Lanyu, mais des milliers d’« yeux », mot par lequel les Tao désignent les astres célestes. Les dialogues copient également leur forme originale, en tao. Certains auteurs ou critiques lui ont ainsi reproché de « détruire » le mandarin. « Je ne me préoccupe pas de faire des phrases correctes », revendique-t-il.

On sent que Syaman Rapongan n’est pas si mécontent d’être, par certains côtés, en marge des courants taiwanais, littéraires ceux-là. Ses ouvrages ont été traduits en anglais, en japonais, en allemand et désormais en français, et il aime à rencontrer des auteurs étrangers. « Ils comprennent mes écrits. Les écrivains taiwanais, eux, ne savent pas nager. »

Emouvantes, poignantes, mais toutes en retenue, les histoires de Syaman Rapongan font des 45 km2 de Lanyu un territoire familier. L’auteur donne une voix à un peuple qui en est largement privé. A un peuple, ou plutôt aux hommes tao, le monde des femmes n’étant ici que frôlé et deviné.

On voudrait dire : « Syaman Rapongan : retenez bien ce nom ». Mais ce serait vain : il changera avec le temps. Dans la langue tao, en effet, Syaman signifie « père de », nom qu’on abandonne quand naît un petit-fils pour celui de Syapen, qui signifie « grand-père de ».

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