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Leçons de survie

01/07/2012
La traduction française des Survivants, parue chez Actes Sud.

La traduction, l’an dernier, du roman Les survivants de l’écrivain Wuhe [舞鶴], douze ans après son édition taiwanaise, a permis au public français de découvrir l’une des œuvres les plus novatrices de la littérature taiwanaise contemporaine. Une lecture qui tient du parcours escarpé

Lire la première phrase d’un roman, c’est passer un contrat avec son auteur. Celle des Survivants s’étale sur plus d’une page et marque le début d’un unique bloc sans chapitres ni paragraphes qui, ponctué de rares points et de quelques virgules, ne s’achèvera qu’à la fin de l’ouvrage. On prend son souffle. Quand bien même la traduction française(1) – signée Esther Lin-Rosolato et Emmanuelle Péchenart – s’annonce excellente, on devine que la lecture ne sera pas de tout repos et demandera attention, concentration, effort. 

Pas de chausse-trappe, toutefois. Au seuil de son roman, Chen Kuo-cheng [陳國誠], qui utilise le joli nom de plume de Wuhe (la « grue dansante »), nous en donne toutes les clés. Résumant son parcours – un étudiant en lettres que le service militaire, accompli au début des années 80, a « castré » et qui s’est réfugié, dix ans durant, dans la lecture d’ouvrages d’histoire et de philosophie –, il expose aussi son projet : « revenir calmement aux événements(2) de Musha, à leurs raisons d’être et à leur légitimité ».

Ces événements, la chronique historique permet d’en faire un résumé succinct. Le 27 octobre 1930, alors que le Japon semble avoir définitivement « pacifié » Taiwan, en particulier les  vastes territoires peuplés par les groupes de population aborigènes, quelque 300 hommes seediq – l’une des tribus de l’île – issus de six villages des alentours de Wushe (localité montagneuse appelée Musha en japonais et située dans l’actuel district de Nantou), profitent d’une manifestation sportive à laquelle assistent de nombreux colons japonais pour donner l’attaque. Les assaillants, qui parlent le dialecte tkdaya et sont menés par leur chef Mona Rudao (1882-1930), fauchent les têtes de 136 personnes (dont 134 Japonais) et en blessent quelque 215 autres. Les postes de police japonais des alentours sont eux aussi attaqués mais, rapidement, l’armée et la police japonaises, dotées d’armements modernes, entament une expédition punitive.

La plupart des villageois tkdaya sont tués ou, refusant de se rendre, se suicident en masse. Ceux qui restent sont regroupés dans deux « centres de protection », lesquels seront attaqués quelques mois plus tard, avec la bénédiction des Japonais, par des guerriers tuuda et truku, deux autres groupes de population appartenant à la tribu seediq mais hostiles aux tkdaya. On assiste alors à un deuxième « fauchage », les coupeurs de tête étant cette fois rétribués par les Japonais. Les survivants de ce « Deuxième incident de Wushe » sont déportés à Chuanzhongdao – l’Île-entre-deux-eaux –, village qui sera rebaptisé Qingliu après la rétrocession de Taiwan à la République de Chine.

C’est précisément à cet endroit que le narrateur vient passer plusieurs mois pendant l’hiver 1997, puis à nouveau l’année suivante, dans l’espoir de mieux comprendre cet épisode historique sanglant. S’immergeant dans la vie du village, il rend compte de ses entretiens avec les rares témoins encore en vie mais réalise rapidement que ceux-ci ne lui apprendront rien de nouveau sur ce qui s’est passé à Wushe.

Il s’agit alors pour lui de questionner les différentes interprétations des événements, notamment celle consistant à présenter Mona Rudao en héros de la lutte contre la colonisation nippone – une antienne du Kuomintang. Adoptant un point de vue contemporain, le narrateur s’interroge en particulier sur la coutume aborigène du « fauchage de têtes », rituel de chasse devenu rite de passage à l’âge adulte et qui, pratiqué à grande échelle, est au centre des événements de Wushe. S’il en reconnaît l’importance dans la culture seediq et en reconstitue de façon saisissante la terrible beauté, il finit par rejeter le « fauchage » au nom de la liberté individuelle.

Ce questionnement historique, anthropologique et moral constitue la colonne vertébrale de l’ouvrage mais il se mêle, dans un même souffle, au récit de la vie quotidienne du narrateur, de ses promenades dans les alentours du village, de l’air frais qui le saisit le matin, de ses rêves, des rencontres avec ses voisins. Parmi ces derniers, il noue une relation privilégiée avec la Fille, ancienne prostituée revenue au village et qui, dès l’entame du livre, annonce son intention de remonter la rivière jusqu’à la vallée où son ancêtre Mona Rudao a trouvé la mort. Cette quête mystique, le narrateur la fait sienne et entreprend en compagnie de la Fille, à la toute fin de l’ouvrage, une expédition vers cette vallée mystérieuse.

Le récit s’écoule ainsi, au fil des pensées du narrateur. Cette longue méditation déroute, tant s’y mêlent, de manière inextricable, de multiples niveaux. On y croise des personnages dont on ne sait jamais s’ils réapparaîtront par la suite, et l’on suit des pensées qui soudain s’interrompent pour mieux reprendre quelques pages plus loin. Progressivement, toutefois, on apprivoise cette écriture et l’on perçoit la polyphonie à l’œuvre dans ce long monologue.

Mais Les survivants ne constituent pas seulement une plongée dans le passé ni une immersion dans la culture aborigène. Wuhe met aussi en scène l’écrivain au travail. C’est là l’un des aspects peut-être les plus touchants du livre. L’auteur raconte les tasses de café qui ponctuent son travail de recherche et d’écriture, les notes prises et auxquelles nous n’auront jamais accès, la lente maturation de sa pensée. Parti « sur le terrain », il se fait réceptacle non seulement de la vie des hommes mais aussi du destin de la nature sauvage, menacée par l’urbanisation. Cela en fait l’un des auteurs contemporains les plus viscéralement attachés à la beauté de l’île de Taiwan.

(1) Les Survivants de Wuhe, traduit du chinois par Esther Lin-Rosolato et Emmanuelle Péchenart, Actes Sud, 2011.

(2) Ce sont ces événements que relate également Seediq Bale, le film de Wei Te-sheng [魏德聖] sorti l’an dernier sur les écrans.

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