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Un maître derrière la caméra

01/09/2012
Dans Parking, Chung Mong-hong fait la démonstration de sa maîtrise dans l’utilisation de la couleur pour créer une ambiance.

Pour le cinéaste Chung Mong-hong [鍾孟宏], rien n’est plus important que de rester fidèle à l’art du cinéma. « A dire vrai, cela m’est égal d’être ou non un réalisateur humaniste, dit-il à propos d’un titre qui lui est pourtant souvent décerné par la critique à Taiwan. Ce que je veux, c’est convertir mes idées en visions, en histoires, et faire des films honnêtes. »

Les fans de Chung Mong-hong semblent apprécier cette approche. Pour beaucoup, l’attrait des œuvres de ce cinéaste de 47 ans est multiple : une véritable splendeur visuelle, une mise en scène précise, d’amples possibilités d’interprétation, un travail de l’objectif  qui n’appartient qu’à lui, et enfin de subtiles approches du sujet – en général le sort d’individus malchanceux ou marginalisés.

Rester fidèle au 7e art a plutôt réussi à Chung Mong-hong, quand ses pairs ont choisi la voie des films commerciaux, encouragés en cela par leurs bailleurs de fonds. Depuis 2006, il a écrit et tourné un film tous les deux ans. Chacun d’entre eux a été salué par la critique tant à Taiwan qu’à l’étranger. Médecin (2006), par exemple, a remporté le prix du meilleur documentaire au Festival du film de Taipei la même année, et a été projeté à la prestigieuse Quinzaine du documentaire du Musée d’art moderne de New York deux ans plus tard. En 2008 également, son premier long métrage, Parking, était montré au Festival de Cannes dans la catégorie Un certain regard. En 2010, Le quatrième portrait obtenait sept nominations au Festival du cheval d’or de Taipei et remportait les prix du meilleur réalisateur et de la meilleure actrice. Aujourd’hui, Chung Mong-hong travaille sur un thriller, Soul, qui devrait arriver sur les écrans en 2013.

Le magazine français Première a applaudi Parking comme « la meilleure chose qui soit arrivée au cinéma taiwanais depuis longtemps ». Un commentaire dont se fait volontiers l’écho Lin Wen-chi [林文淇], le directeur du Centre de recherche sur la culture visuelle (VCRC) à l’Université nationale centrale de Taiwan, dans le nord de Taiwan. « Chung Mong-hong, dit-il, surpasse ses contemporains avec un style marquant et un rare sens de la cinématographie, deux choses qui étaient absentes depuis les belles années du cinéma taiwanais incarnées par des gens comme Hou Hsiao-hsien [侯孝賢], Edward Yang [楊德昌 1947-2007] et Tsai Ming-liang [蔡明亮] dans les années 90. »

Il faut remarquer ici qu’il y a sept ans, Chung Mong-hong n’était connu que comme un réalisateur de films publicitaires. Il en a d’ailleurs une centaine à son actif. Son ascension vers la gloire cinématographique n’est pas due à un brusque revirement ni à une soudaine découverte : il rêvait de faire des films depuis l’adolescence.

 

Une scène d’une publicité télévisée pour une marque de voitures tournée par Chung Mong-hong, connu pour son style visuel singulier et ses scénarios anticonformistes.

Vastes horizons 

Le cinéaste demande poliment s’il peut fumer alors que l’interview se déroule par vidéoconférence, puis se remémore sa rencontre avec le cinéma entre deux bouffées de tabac.

Chung Mong-hong est né en 1965 dans le district méridional de Pingtung, mais a quitté le sud de l’île pour intégrer un lycée de la capitale à l’âge de 16 ans. Le cinéma a toujours été son passe-temps favori. Il se souvient l’impression inoubliable que lui laissa Furyo (1983) du grand maître japonais Nagisa Oshima. « Avant cela, l’atmosphère à Taiwan était assez rétrograde, se souvient-il. Des sujets comme l’homosexualité qui sous-tend le film d’Oshima étaient totalement tabous. Le contenu et le style des films d’Oshima […] révèlent qu’il n’y a jamais une seule façon de voir les choses. »

A la demande de ses parents, Chung Mong-hong fait des études d’ingénieur à l’Université nationale Chiao Tung, dans le district de Hsinchu. Son temps libre, il le passe à visionner des longs métrages étrangers et à apprendre la photographie avec Juan I-jong  [阮義忠], connu pour ses clichés en noir et blanc. Une fois diplômé, il s’inscrit en mastère de cinéma à l’Institut d’art de Chicago (AIC), une école renommée pour la qualité des films expérimentaux et artistiques de ses étudiants. Les deux ans et demi passés à l’AIC ont été pour Chung Mong-hong une source d’énergie et de créativité. « Les connaissances que j’ai acquises là-bas n’avaient pas d’application commerciale immédiate, mais j’ai appris à penser comme un vrai cinéaste. » Les installations et équipements de l’AIC, dit-il, lui ont permis d’acquérir de réelles connaissances techniques, son musée possède de riches collections et les années qu’il a passées dans ses départements de cinéma et de photographie ont été très formatrices. Mais ce que cette école a de mieux à offrir, dit-il, c’est la diversité et le talent des étudiants qui la fréquentent. « Beaucoup de mes camarades de classe étaient non seulement très doués en cinéma, mais ils avaient aussi du talent dans d’autres domaines artistiques. Le fait de pouvoir comparer mon travail avec le leur et d’échanger des idées avec eux a été une grande source d’inspiration. Cela m’a fait découvrir une myriade de nouvelles façons de voir les choses et de faire des films. J’ai aussi réalisé que je pouvais me forger mon propre style, que je n’étais pas obligé de suivre les pas de mes maîtres. »

En 1993, le lendemain de son retour de Chicago, son diplôme en poche mais criblé de dettes, Chung Mong-hong trouve du travail comme réalisateur assistant dans une société de production de spots publicitaires. Malgré ce titre ronflant, tout ce qu’on lui demande de faire est de prendre des notes et de déplacer les accessoires. Il a bien quelques occasions de tourner lui-même des petites publicités, mais pas celles qui permettaient d’accéder aux grandes campagnes, sans parler de réaliser des fictions, et entre 1994 et 1996, il ne tourne pratiquement pas. Tseng Shao-chien [曾少千], qui est devenue son épouse depuis, se souvient de son étonnement de le voir traîner à la maison si souvent. Il est obligé de se livrer à de petits mensonges pour la rassurer. « En ce moment, je fais de la post-production », lance-t-il pour éviter toute question embarrassante.

Le déclic se produit en 1997 lorsqu’on lui confie le tournage d’une publicité pour une marque d’eau en bouteille. Le spot est très remarqué, et, dans le cercle des producteurs de films publicitaires, beaucoup veulent en savoir plus sur le petit génie qui sait si bien vendre de l’eau plate. Comprenant qu’il tient là une opportunité, Chung Mong-hong démissionne pour se mettre à son compte.

Une patte visuelle bien à lui, une intrigue surprenante, une caméra particulièrement agile et une narration déroutante – souvent, c’est à peine si la publicité mentionne le produit – sont la marque de fabrique du réalisateur qui est aujourd’hui très couru. Ces quinze dernières années, il a mis son talent tant au service des voitures de luxe, des cosmétiques et des biens de consommation courante, par exemple, que des organisations à but non lucratif. En 2006, le film publicitaire qu’il a dirigé pour l’ACAP, une organisation de protection des espèces animales en danger, gagne le prix du meilleur spot publicitaire télévisé décerné par 4A, l’association professionnelle des agents publicitaires de Taipei.

 

Le quatrième portrait est en quelque sorte celui d’un enfant qui doit trouver sa place dans une nouvelle famille.

Interrogé sur l’influence de son travail publicitaire sur ses œuvres cinématographiques, Chung Mong-hong ne pourrait être plus franc : « La publicité peut être un monstre qui dévore votre créativité », dit-il. De fait, les sirènes de la pub détournent plus d’un cinéaste de sa vocation première.  « Même si on n’oublie pas ses ambitions, avec le temps, on a tendance à ne plus savoir comment raconter une bonne histoire, à cause de ce focus constant sur l’image. Les spots publicitaires sont dominés par l’image, alors que le squelette d’un film, c’est l’histoire qu’il raconte. »

En 2002, dans l’espoir de produire ses propres œuvres, il crée Cream Film Production, mais il traîne des pieds et ce n’est qu’en 2003 qu’il commence à travailler sur un long métrage – et encore parce qu’il y a été poussé par sa femme. « Pourquoi tu n’abandonnes pas ? Ça fait des années que tu en parles, mais tu ne fais rien », lui dit-elle. Piqué au vif, deux semaines plus tard, il se met à travailler sur Médecin, alors que Tseng Shao-chien est sur le point de mettre au monde leur deuxième enfant. « Cela lui était égal que je ne sois pas auprès d’elle alors qu’elle accouchait. » Tseng Shao-chien, qui est professeur à l’Institut supérieur d’études artistiques de l’Université centrale nationale, a produit Médecin, Parking et Le quatrième portrait.

Le documentaire Médecin a été filmé aux Etats-Unis et a nécessité trois ans de tournage. Il est centré sur le cancérologue d’origine taiwanaise Wen Pi-chian [溫碧謙], qui a d’abord perdu son fils adolescent (il s’est suicidé dans la maison familiale, dans l’Iowa), puis un jeune patient péruvien de 9 ans, atteint d’un cancer, qu’il traitait à Miami.

Une émotion palpable

En touchant à la mort et au deuil, le réalisateur aurait facilement pu tomber dans le mélodrame, mais il parvient à tenir son public à distance de la tragédie grâce à une photographie et un montage des plus habiles. L’empathie du réalisateur face à la douleur du cancérologue est discrète, et ne franchit jamais la limite qui sépare la sensibilité de la sensiblerie. Il réédite même le film pour en retirer les scènes qui ont tiré des larmes à certains des spectateurs venus assister à une projection de presse. Au moment du tournage, il s’était d’ailleurs astreint à poser plusieurs fois les mêmes questions à Wen Pi-chian pour l’aider à gérer son chagrin, jusqu’à être en mesure de répondre avec un certain détachement. « Les larmes sont précieuses, poursuit-il. Elles devraient être réservées à votre famille ou à ceux que vous aimez. Ce n’est pas quelque chose à montrer à un tas d’étrangers dans un espace public comme un cinéma. C’est la même chose pour les émotions fortes. On devrait les garder au plus profond de soi et les exprimer seulement quand c’est nécessaire. »

Deux ans plus tard, Chung Mong-hong tourne son premier long métrage, Parking. Cette comédie noire raconte les mésaventures d’un homme dont la voiture est bloquée par un véhicule qui s’est garé en double file devant la sienne pendant qu’il était allé acheter un gâteau pour sa femme. Alors qu’il part à la recherche du propriétaire du véhicule, le héros du film se retrouve pris dans un imbroglio et rencontre une galerie de personnages étranges. Ceux-ci reflètent le paysage démographique complexe de Taiwan : un couple de retraités qui ont perdu leur fils et s’occupent de leur petite-fille, une prostituée chinoise qui essaie d’échapper à son maquereau, un gangster manchot reconverti dans la coiffure et un tailleur qui a fui Hongkong et est poursuivi par un usurier. Le film met en lumière l’isolement et les relations complexes qui lient les individus dans la société contemporaine.

L’histoire prend comme point de départ une expérience personnelle de Chung Mong-hong, dont la voiture a été bloquée durant trois heures par un autre véhicule. Plutôt que de s’énerver et d’appeler la police pour faire envoyer la voiture à la fourrière, il a commencé à écrire dans sa tête le scénario de son prochain film en attendant le retour du propriétaire.

Après Cannes, Parking a été distingué quelques mois plus tard lors du Festival du Cheval d’or 2008, à Taipei, où il a remporté le prix de la meilleure direction artistique, et le prix FIPRESCI décerné par la Fédération internationale des critiques de cinéma. Toujours la même année, il obtenait les prix du meilleur nouveau talent et du public au Festival du film asiatique de Hongkong. En 2009, au Festival international du film d’Istambul, en Turquie, Parking valait à Chung Mong-hong le prix du réalisateur le plus inspiré. Le film a été montré dans plus de vingt festivals internationaux, au Canada, en Grèce, en Corée du Sud ou encore en Suède.

Très attendu, son film suivant, Le quatrième portrait, est sorti en 2010. C’est l’histoire racontée avec détachement mais délicatesse d’un petit garçon de 10 ans qui, après la mort de son père, retourne vivre avec sa mère. Celle-ci l’avait abandonné lorsqu’il était petit et s’était remariée, et le beau-père est hostile à la présence de l’enfant dans leur foyer désargenté. Le réalisateur emploie trois dessins du garçonnet et un « quatrième portrait » pour recoller les morceaux du puzzle.

Pas de temps pour la compassion

Le spectateur n’a guère le temps de s’appesantir sur le triste sort du petit garçon, mais peut discerner ses émotions au moyen de l’éclairage des scènes et d’une palette de couleurs soigneusement choisie. Des passages à l’humour décalé et des digressions sur l’amitié du garçon avec le garde de son école et avec un voleur apportent aussi un peu de légèreté au propos.

 

Rien n’est plus important pour Chung Mong-hong que de rester fidèle à sa conception du cinéma.

Comme Parking, Le quatrième portrait a provoqué une avalanche de discussions partout où il a été projeté. Les critiques marquent leur admiration pour divers aspects de ce long métrage, non sans souligner leur étonnement. Niels Matthijs, du site web canadien consacré au cinéma TwichFilm, salue un chef-d’œuvre qui prend aux tripes et est visuellement très riche. Daniel Kasman, du Festival international du film de Toronto, remarque la maîtrise du travail cinématographique de Chung Mong-hong qui crée « un effet déstabilisant mais constamment intriguant ». « Je n’ai jamais rien vu de pareil, poursuit-il, et c’est assez difficile à décrire avec précision. »

Pour Chung Mong-hong, plusieurs interprétations sont possibles, justement parce qu’il cherche à laisser une marge au spectateur pour examiner son film sous divers angles. Quant au public, il apprécie ses encouragements mais préfère ne pas y apporter trop d’importance. Quand un film est sorti, ce qui est fait est fait, dit-il. « Pendant le processus de production, je suis très rigoureux et je critique mon travail sans réserve, mais ensuite, je n’y touche plus. C’est comme de revoir son ex-femme, c’est très embarrassant ! »

Outre le triomphe obtenu au Festival du Cheval d’or à Taipei, en 2010, Le quatrième portrait a remporté le prix de la meilleure photographie au Festival international du film de Valladolid, en Espagne, et le prix du public au Festival des 3 continents à Nantes.

Fidèle à son art

Malgré ces lauriers, les recettes en salle n’ont pas été excellentes pour ses deux longs métrages. Une raison à cela est que le réalisateur n’a pas voulu les soumettre à la censure chinoise, et ils y sont donc interdits, notamment parce qu’ils évoquent la prostitution en Chine.

Chung Mong-hong n’a pas non plus accepté de rendre ses films plus faciles à vendre en y introduisant des éléments de comédie ou des scènes romantiques. « Si cela me venais naturellement, pourquoi ne pas, en effet, satisfaire aux goûts du public. Mais est-ce que ce ne serait pas de l’arnaque si je disais que j’aime les films d’Oshima puis tournais quelque chose du genre du Titanic ? »

Il admet que trouver des financements est toujours un casse-tête pour un réalisateur indépendant. Il n’y a guère qu’un investisseur sur cent pour accepter de financer un film d’auteur. « Cela ne sert à rien de se plaindre à ce propos. Faire des films, c’est un choix personnel. Personne ne me tient un pistolet sur la tempe pour me forcer à le faire. » Oui mais comment faire vivre ses rêves dans ces conditions ? Lin Wen-chi pense que Chung Mong-jong devrait mieux placer le curseur entre le film d’auteur et le film commercial. Et s’il veut faire du cinéma d’art et d’essai, ajoute-t-il, il mettrait davantage les choses de son côté en explorant des sujets plus universels.

En ce moment, Chung Mong-hong tourne environ six publicités par an pour financer ses projets cinématographiques. Le plus étrange est la confiance que ses clients placent en lui. Malgré le budget que cela représente – souvent aux alentours de 200 000 dollars américains –, les projets publicitaires lui sont confiés sans passer par un appel d’offres. « Quand un client me demande de lui montrer un programme précis, je préfère abandonner. Il faut que je garde du temps pour écrire des scénarios et tourner des films. »

Lorsqu’il travaille sur un scénario, il ne mentionne pas le travail de la caméra, alors que la description d’un site ou d’une scène peut prendre des paragraphes entiers. C’est une façon pour lui d’aider les acteurs à comprendre le paysage émotionnel de la scène. Des indications sont ajoutées ici et là concernant le comportement ou l’humeur du personnage. « J’essaie de laisser ma voix, la voix de l’auteur, entre les lignes. »

L’acteur Lin Yu-chih [林郁智], plus connu sous le surnom de Na Dou [納豆], et le vétéran du cinéma et du théâtre Chin Shih-chieh [金士傑] apprécient le style de direction de Chung Mong-hong. « Il a su voir au-delà des rôles de faire-valoir que j’ai joués », disait récemment Lin Yu-chih dans une interview télévisée. L’artiste fait une apparition dans Parking et interprète une petite crapule dans Le quatrième portrait. Chin Shih-chieh, qui joue un client dans Parking et un gardien d’immeuble dans Le quatrième portrait, partage le même point de vue. « Chung Mong-hong a toujours foi dans ses acteurs. En général, il leur confie ses personnages et leur laisse une grande marge de manœuvre. »

Mais, admet le réalisateur, le processus de création est lent et difficile. Il cite Soul, sur lequel il travaille actuellement, en exemple. « J’ai décidé il y a longtemps déjà quels personnages devaient mourir, mais je ne sais toujours pas quand ils doivent disparaître. J’y pense jour et nuit. Je ressasse sans fin la façon de les tuer. Avec une dague ou une batte de base-ball ? Est-ce qu’ils doivent être poignardés cinq fois ou bien six ? Est-ce que ça n’est pas morbide, cette façon de vivre ? »  

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