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Dans l’enchevêtrement des mémoires et des rêves

01/10/2013
Wu Ming-yi. (AIMABLE CRÉDIT DE WU MING-YI)
Wu Ming-yi [吳明益], né en 1971 à Taoyuan, dans le nord de Taiwan, est tout à la fois professeur de lettres – il enseigne depuis 2003 à l’Université nationale Dong Hwa, à Hualien –, peintre, photographe et militant écologiste. Son principal métier, toutefois, est écrivain. Il est remarqué dans les années 90 avec des nouvelles dont plusieurs sont primées par des magazines littéraires réputés. Spécialiste des papillons, il se consacre bientôt à des écrits sur la nature (ou nature writing, dans la tradition américaine), des ouvrages qu’il illustre de ses propres dessins et photographies et qui lui assurent une certaine notoriété. En 2006, il entreprend l’écriture d’un livre consacré aux cours d’eau et aux côtes de Taiwan, ainsi que d’un premier roman, Les Lignes de navigation du sommeil.

C’est ce texte qui vient d’être publié en français par la petite maison d’édition You Feng dans une traduction de Gwennaël Gaffric. Wu Ming-yi se plonge ici dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et des dernières années de la colonisation nippone de Taiwan, revisitée à travers les yeux du narrateur dont le père, Saburo, a gardé pour lui ses secrets d’adolescent parti travailler au Japon dans les usines de guerre de l’Empire.

Le narrateur, journaliste travaillant pour la presse à scandale, est soudainement confronté à un dérèglement de son sommeil : ses plages d’endormissement se décalent chaque jour de quelques heures et il semble ne plus faire aucun rêve. Cherchant la cause de cet état étrange, il consulte des spécialistes tout en se mettant peu à peu en retrait de ce qui faisait sa vie jusqu’alors – sa petite amie, son travail, ses amis, dont le curieux Sha-zi, spécialiste des bambous et des plantes aquatiques. Fil conducteur du roman, cette quête, dont le narrateur comprend peu à peu qu’elle n’est pas sans lien avec son histoire familiale, s’entrecroise avec d’autres récits.

Les Lignes de navigation du sommeil, paru cette année chez You Feng.

On suit ainsi l’évolution du jeune Saburo au cours de la périlleuse traversée maritime qui l’emmène depuis Taiwan vers le Japon, pendant sa vie à l’usine où, aux côtés d’autres adolescents taiwanais, il fabrique des pièces pour les avions de guerre nippons, puis lors des attaques aériennes qui précèdent la capitulation du Japon, et après son retour à Taiwan où il devient l’assistant d’un réparateur de postes de radio installé dans un marché de la capitale, Taipei – il s’agit de l’ancien marché Chunghwa, rasé en 1992, où Wu Ming-yi a grandi et qu’il évoque dans nombre de ses écrits. On retrouve par ailleurs Saburo marié, vieilli, à moitié sourd et isolé dans son monde intérieur, parmi les derniers occupants du même marché désormais décati et promis à la démolition.

L’ouvrage est peuplé de héros plus inattendus, comme La Pierre, une tortue capable de plonger dans les rêves des humains et dont la mère de Saburo, n’y voyant goutte, se sert, après son départ vers l’archipel nippon, pour caler le lit conjugal. Pusa Guanyin, la bodhisattva, est également présente, elle à qui toutes les prières sont adressées mais qui ne peut verser la moindre larme sous peine de submerger des contrées entières. Et puis apparaît, l’espace d’un rêve, l’inquiétant Z, ombre sans visage assumant la fonction de guide onirique.

Cet enchevêtrement, où le réel, les souvenirs, le rêve et le surnaturel se mêlent allègrement, est l’objet même du roman. Qu’il entraîne le lecteur dans de longues digressions sur les cycles du sommeil et la fonction des rêves ou qu’il s’affranchisse, en de saisissants raccourcis, des époques et des lieux, Wu Ming-yi révèle, mais toujours à demi-mots, les liens invisibles qui unissent ses personnages. Ce faisant, il suggère un univers interprétatif à la fois savant et profondément ancré dans la culture et la religion populaire taiwanaises, lesquelles ont l’habitude d’associer êtres et esprits, cycles naturels et événements quotidiens au sein de mystérieux réseaux de relations.

Si la traduction de ce roman aurait par endroits nécessité un travail d’édition plus minutieux, elle livre la saveur d’un texte à l’accès parfois difficile mais dont le lecteur a bien du mal à s’échapper.


Paroles de traducteur

Le traducteur des Lignes de navigation du sommeil, Gwennaël Gaffric, prépare actuellement une thèse de doctorat en littérature taiwanaise contemporaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3, en France. Intéressé par les problématiques environnementales, il découvre, alors qu’il passe une année au sein de l’Université nationale Tsing Hua, à Hsinchu, des auteurs dont les œuvres reflètent ces préoccupations : Liu Ke-hsiang [劉克襄], Syaman Rapongan ou encore Wu Ming-yi.

C’est ce dernier qu’il choisit de traduire en français, avec le soutien du Musée national de la littérature taiwanaise, à Tainan. « Ce roman n’est sans doute pas le plus simple à traduire mais il ne se limite pas à des considérations écologiques », note-t-il. Avec Wu Ming-yi, qu’il rencontre à plusieurs reprises, il discute de ses stratégies de traduction, de nuances linguistiques ou parfois même de petites erreurs qui se sont glissées dans le texte original. « Comme il s’agit d’un texte érudit avec de longues digressions techniques, j’ai dû faire le même parcours que l’auteur et lire des livres sur les bambous, les plantes aquatiques, les avions, etc. » Avec Wu Ming-yi, il discute aussi de la littérature taiwanaise et de leurs lectures, parfois communes, comme Jorge Luis Borges ou Italo Calvino.

Pour la traduction des passages en taiwanais, Gwennaël Gaffric a adopté une démarche originale, en utilisant certains mots de la langue créole de manière à signaler au lecteur la langue parlée par les personnages – une difficulté que certains traducteurs choisissent parfois d’ignorer. Son travail sur l’œuvre de Wu Ming-yi est en tout cas loin d’être terminé puisqu’il traduit actuellement un deuxième roman de l’auteur taiwanais, L’Homme aux yeux à facettes, qui devrait paraître chez Stock l’an prochain.

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