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La scène taiwanaise, quel théâtre !

01/06/2010
Quand, avec Wu Hsing-kuo, Shakespeare parle chinois, comme ici dans La Tempête, le grand spectacle est assuré. (AIMABLE CREDIT DE CONTEMPORARY LEGEND THEATRE)
En février, le public taiwanais a été convié à une fête pour les yeux comme on en voit peu avec le dernier spectacle de Robert Wilson, qui est consacré au légendaire explorateur chinois Zheng He [鄭和]. Ce n’est certainement pas un hasard si c’est à Taipei que le metteur en scène américain, connu pour sa démesure et son inventivité, est venu chercher ses collaborateurs, en l’occurrence les tambours mystiques du U-Theatre et la voix magique de Tang Mei-yun [唐美雲], une diva capable de mettre du jazz dans l’opéra taiwanais, des artistes avec lesquels il a tricoté un spectacle total et universel.

Le metteur en scène américain a en fait mis en évidence un phénomène très spécifique du monde des arts de la scène à Taiwan en ce début de XXIe s., à savoir la recherche de l’originalité, du métissage, autour d’un fonds culturel local très affirmé. Il n’est pas une troupe taiwanaise aujourd’hui qui ne s’essaie à l’exercice – un peu périlleux il faut l’avouer – du mélange des genres. Montreurs de marionnettes, chorégraphes, metteurs en scène, musiciens, tous misent sur la « performance », veulent flirter qui avec la vidéo, qui avec le péplum. Résultat, la scène contemporaine taiwanaise est une des plus diverses qui soit.

Toute la palette

Aux côtés de formations garantes du classicisme des origines comme la troupe d’opéra de Tang Mei-yun ou les marionnettes d’I Wan Jan, il y a aussi de nombreuses formations qui cherchent à épousseter la tradition comme Comedians Workshop, un duo composé des acteurs Feng Yi-gang [馮翊綱] et Sung Shao-ching [宋少卿] qui réinterprètent, avec une verve et des sujets tout à fait de leur époque, l’art séculaire du xiangshen, cet espèce de « two men show » où les répliques et les calembours fusent comme des balles de ping-pong.

Difficile de dire qui a été l’inspirateur de ce renouveau, mais on se souvient du travail novateur réalisé par exemple par Wu Hsing-kuo [吳興國] sur le théâtre de Shakespeare pour le Contemporary Legend Theatre, qu’il fonde en 1986. La chanteuse de nanguan Wang Xinxin [王心心] et l’écrivain Pai Hsien-yung [白先勇] ont beaucoup fait eux aussi pour sauver l’opéra chinois, dit Baboo [廖俊逞], metteur en scène et reporter pour la revue Performing Arts, en citant leur collaboration sur une adaptation du Pavillon des pivoines, une des pièces les plus jouées du répertoire classique. Même la troupe Guoguang fait des efforts pour moderniser les spectacles traditionnels, avec de nouveaux auteurs ou en réinterprétant les classiques, souligne le jeune metteur en scène, qui pour sa part travaille beaucoup avec la troupe Shakespeare’s Wild Sisters.

Pourquoi tant de troupes choisissent-elles aujourd’hui cette voie ? « Clairement, dit Baboo, une des motivations est qu’il est aujourd’hui plus facile d’obtenir des subventions avec un spectacle qui marie tradition et modernisme. Ce qui se comprend, car c’est avec ce genre de spectacles que les artistes taiwanais se sont fait remarquer à l’étranger ces dernières années ».

Cela dit, pour se permettre ce genre de grand écart, il faut avoir de solides fondations dans les arts de la scène traditionnels. Enfant de la balle formé à l’ancienne, Wu Hsing-kuo maîtrisait les techniques de l’opéra chinois et avait déjà derrière lui une belle carrière également au cinéma quand il a rencontré Ariane Mnouchkine et s’est intéressé de près au théâtre de Shakespeare. Même chose pour l’actrice d’opéra kun Wei Hai-ming [魏海敏], qui passe avec aisance d’un style à l’autre, jouant dans Orlando de Robert Wilson ou dans The Kingdom of Desire de Contemporary Legend Theatre avec Wu Hsing-kuo.

Les talents de ce niveau restent rares, note Baboo, tout simplement parce que l’opéra chinois, le cirque et les marionnettes – la base – ne sont plus les seules options pour les étudiants en art dramatique. « Il y a trop de choix pour que les arts dramatiques traditionnels intéressent beaucoup de jeunes, et puis ils ne sont pas prêts aux sacrifices nécessaires. Pourtant, sans avoir des bases solides, ils veulent passer tout de suite à quelque chose de plus créatif. »

Dans un style radicalement différent, et typique de la quête de la trouvaille qui caractérise la scène taiwanaise contemporaine, citons Tsai Pao-chang [蔡柏璋] et son Tainaner Ensemble, qui mettent sens dessus dessous le concept du théâtre de boulevard avec K24 Chaos. Imaginez un spectacle conçu comme un feuilleton télé – K24 Chaos tire d’ailleurs son inspiration d’une série américaine – dont on donnerait 2 épisodes à la suite chaque soir, sur trois soirées. Surtout, et c’est là qu’est la véritable surprise, certaines scènes sont jouées en accéléré ou au ralenti, voire avec des retours en arrière – l’effet télécommande ! « Ça marche avec un public jeune qui se retrouve bien dans ce genre de spectacles », dit Baboo.

Un spectacle de Comedians Workshop dont le nom, intraduisible, est un jeu de mots sur celui de la chanteuse Teresa Teng [登麗君]. (AIMABLE CREDIT DE COMEDIANS WORKSHOP)

Trop

D’une manière générale, cette explosion créative touche tous les aspects du spectacle, jusqu’à la musique, au décor et surtout aux costumes, de plus en plus raffinés. C’est d’ailleurs un domaine dans lequel les troupes taiwanaises sont particulièrement reconnues. Avec des designers comme Tim Yip [葉錦添] qui malgré ses origines hongkongaises travaille beaucoup avec des Taiwanais, mais aussi la Taiwanaise Lin Ching-ju [林璟如], le costume est devenu un art à part entière. Cela donne des spectacles… spectaculaires, qui font forte impression à l’étranger.

La sociologue Hong Yi-chen [洪儀真], dont la thèse soutenue en 2009 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris est consacrée à la place des artistes taiwanais dans la société contemporaine, souligne toutefois le décalage qui peut exister entre la qualité visuelle du spectacle et celle du texte ou du jeu des acteurs. Mêmes dangers avec la mode actuelle du recours au multimédia. Sun Ping [孫平], coordinatrice de projet pour la troupe YiLab, explique que c’est justement le message critique de Loop me, un spectacle qui sera présenté à Avignon en juillet. « La vidéo peut tuer le spectacle », dit-elle.

Alors faut-il en déduire que sous la surface excitante et pleine de paillettes, le milieu de la scène contemporaine manque un peu de profondeur ? Au bout du compte, les barrières entre les genres explosent au point qu’on est parfois bien en peine de définir à quelle catégorie appartient telle ou telle troupe. En même temps, les artistes eux-mêmes sont un peu tout à la fois, danseurs, chanteurs, amuseurs. Et aussi auteurs.

Troupe cherche auteur

Car derrière ce flou artistique, qui n’est d’ailleurs pas forcément négatif, affleure la question du manque d’auteurs, surtout dans le théâtre, au sens occidental du terme. Que l’on interroge les acteurs, les metteurs en scène ou les enseignants, quatre ou cinq noms reviennent seulement. « Oui, c’est vrai, ils tiennent sur les doigts d’une seule main, reconnaît Ma Tin-ni [馬汀尼], professeur d’art dramatique à l’Université nationale des arts de Taipei, à Kuandu. Et ce sont presque tous aussi des metteurs en scène : il y a Stan Lai [賴聲川], Ji Wei-ran [紀蔚然], Wang Jia-ming [王嘉明], le fondateur de Shakespeare’s Wild Sisters, et Hugh Lee [李國修], celui de Ping Fong Theater. Sans oublier Chin Shih-chieh [金士傑], qui est aussi un grand acteur au cinéma, à la télévision et au théâtre. »

Pourquoi si peu de dramaturges ? « Nous avons été influencés par le post-modernisme, marqué par l’anti-narration, dit Baboo. Et puis, l’écriture de la pièce, ça vient de l’étranger. De toute façon, dans le théâtre expérimental, on n’est pas concentré sur le texte. »

La vérité est peut-être aussi un peu plus prosaïque : le fait est qu’il est quasiment impossible à Taiwan de vivre de l’écriture de pièces de théâtre, et que pour arrondir les fins de mois, ceux qui s’aventurent à le faire sont obligés de compléter en rédigeant aussi des scénarios pour la télévision, le cinéma, la publicité…

Mais comment font les troupes qui n’ont pas la chance d’avoir à leur disposition des plumes aussi prestigieuses que celles d’un Chin Shih-chieh ou d’un Wang Jia-ming ? La réponse, elle s’observe en répétition : certains metteurs en scène ont la curieuse habitude de faire travailler leurs acteurs sans leur donner de texte définitif. On part d’une trame générale sur laquelle la pièce finit par se broder toute seule... « Stan Lai a essayé de faire la même chose avec des acteurs chinois, ça les a achevés ! », s’esclaffe Baboo. Lui-même dit préférer travailler le texte avec l’auteur plutôt qu’avec les acteurs, quand il ne réalise pas lui-même l’adaptation d’une œuvre, comme il l’a fait avec Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez ou encore à partir des poésies de Sylvia Plath pour le spectacle du même nom.

Regarde la télé avec moi, un spectacle de Performance Workshop. (CNA)

La critique, s’il vous plaît

L’autre étonnement vient de l’absence de revues critiques des spectacles dans les médias taiwanais. Même le magazine Performing Arts, qui se veut pourtant une référence, se refuse à en faire de véritables, se contentant de décrire ou annoncer les spectacles avec une neutralité bienveillante. Il ne faut froisser personne... « La disparition de la critique remonte à peu près à l’apparition ici d’Apple Daily, qui a correspondu dans le temps à la fermeture du Ming Sheng Daily. C’était le seul journal à publier de vraies critiques culturelles chaque semaine, note Ma Tin-ni. Evidemment,on ne peut pas en rejeter toute la faute sur le journal de Jimmy Lai [黎智英], c’est plutôt l’époque qui veut cela. »

C’est un problème pour les artistes qui ont moins de repères pour progresser et qui, du coup, en viennent à aller lire les blogs des spectateurs pour savoir ce qu’on pense d’eux. C’est d’ailleurs sur Internet que se réfugie la critique, dans le confort plus ou moins anonyme des blogs et des pages Facebook, le public taiwanais ayant tendance à se montrer poli et peu expansif lorsqu’il est dans la salle. Cette manière de vivre dans la virtualité, cet esprit casanier, on le retrouve justement dans les pièces du théâtre taiwanais d’aujourd’hui, souligne Hong Yi-chen, qui a vu quantité de spectacles parlant des problèmes de cette jeunesse recentrée sur elle-même.

Le grand marché chinois

Du haut de ses 23 millions d’habitants, Taiwan peut être fier de la créativité qu’il a nourrie et de sa vie culturelle incroyablement riche. C’est juste une question de mathématique : la production d’un spectacle, explique Baboo, coûte environ 1 million de dollars taiwanais. Or, sauf exception, pour les petites troupes, il sera difficile d’en donner plus de 5 ou 6 représentations par saison, devant un public rarement nombreux, du simple fait de la taille des salles de spectacle insulaires. Le manque de salles est d’ailleurs un problème, et les artistes attendent avec impatience la construction de celles qui ont été promises par les pouvoirs publics, notamment au Centre culturel de Huashan et sur le site de l’ancienne manufacture de tabac de Songshan, à Taipei, ainsi qu’au Centre Wei Wu Ying des arts de la scène, à Kaohsiung.

La solution qui s’impose de plus en plus est de faire tourner les spectacles dans le monde sinophone. Et ça marche, assure Baboo. « Le dernier spectacle de Stan Lai, The Village, a été très bien reçu en Chine. Le public était très surpris de sa façon légère de parler de choses sérieuses. » Les Taiwanais sont de toute façon plus créatifs et moins conservateurs que les Chinois, contexte politique oblige. « Il ne faut pas oublier non plus que, dans les départements d’art dramatique des universités continentales, on continue d’appliquer de façon très rigide la méthode Stanislavski, importée directement de Russie au début du XXe s. alors que les Taiwanais ont souvent suivi la méthode Actor’s Studio, sous l’influence des Etats-Unis », explique Ma Tin-ni.

Quant aux subventions, pour une petite troupe, elles couvrent environ un tiers des frais, le reste devant donc provenir de la vente de billets et de la participation des sponsors, quand on en trouve. Dans ces conditions, on comprend que les troupes perdent facilement de l’argent et que les acteurs aient parfois à mettre de leur poche pour payer le salaire des éclairagistes !

Les subventions sont-elles suffisantes ? Non bien sûr, même si le ministère de la Culture aide autant que possible en fonction de ses propres crédits limités et si la Fondation nationale des arts et de la culture y consacre un budget annuel de 6 milliards de dollars. Il faut noter à ce propos que les subventions publiques vont aux projets ou aux troupes, mais jamais directement aux artistes ou techniciens du spectacle. « Il faut voir le bon côté des choses, dit Baboo avec optimisme. Cela nous force à être plus débrouillards ! »

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