02/05/2024

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Dans les coulisses de l'opéra chinois

01/05/2001
Des étudiantes parisiennes tentent de percer les secrets du maniement des foulards.

ans l'air léger d'un soir d'avril, le claquement métallique des cymbales s'échappe des fenêtres du bâtiment principal. Assise sur une murette, derrière une haie, une femme d'âge mûr accompagne une adolescente en jogging dans ses exercices de chant. Le tintamarre des percussions s'est interrompu, et c'est maintenant le son plaintif d'un erhu qui affleure par petites vagues. Deux jeunes gens harnachés pour le spectacle, avec étendards et plumes de faisan dans le dos, traversent la cour. Une sonnette de récréation vient rappeler la véritable identité de cet étrange endroit, à deux pas d'un lac aux berges ombragées, en plein coeur de Neihu.

Nous sommes au National Taiwan Junior College of Performing Arts, plus connu sous le simple nom de Fu Hsing. Les « artistes » ont ici entre dix et vingt ans. Ils se destinent en général à une carrière dans le monde du spectacle. Le cursus scolaire classique, dans cet établissement pas comme les autres, se double d'une formation pratique très poussée dans les arts de la scène traditionnels de la Chine et leurs variantes régionales. Chaque année, la troupe d'opéra de Pékin de l'école présente d'ailleurs plus de 600 spectacles à Taïwan et dans le monde. Pourtant, au sortir de ce college, c'est-à-dire avec l'équivalent d'un DEUG en poche, ces jeunes gens alimenteront surtout le circuit dévorant du showbiz taïwanais comme acteurs, chanteurs de variétés, ou animateurs d'émission télévisées. Quelques-uns trouveront une place dans une des nombreuses troupes de danse ou de théâtre. Une toute petite minorité chantera des morceaux d'opéra sur les planches d'un temple de province, perpétuant le « métier du jardin des poiriers », ainsi qu'il est appelé depuis l'époque des Tang.

C'est justement cet opéra délaissé ici, alors qu'il est souvent présenté en Occident comme la quintessence des arts dramatiques chinois, que sont venus découvrir Sicaire, Ulla, Isabelle, Sonia et une dizaine d'autres étudiants de l'université Saint-Denis Paris 8. Levés tous les jours aux aurores comme les élèves de Fu Hsing, ils ont partagé la vie et l'ordinaire de ceux-ci pendant deux semaines, suant comme eux sur les tapis de mousse au maniement des accessoires, apprenant des chants par coeur phonétiquement, s'essayant aux grimaces du chou et à la chorégraphie martiale du sheng. Quinze jours : trop court ! trop court ! s'insurgeaient-ils. Comment saisir en quinze jours ce que les élèves apprennent en dix ans ?

Fusion

En 1999, la National Fu Hsing Dramatic Arts Academy de Neihu a absorbé une institution similaire, la National Kuo Kuang Academy of Arts de Mucha, pour devenir le National Taiwan Junior College of Performing Arts. Le principal intérêt de cette fusion était de proposer aux élèves une formation de dix ans dans le domaine des arts du spectacle. Elle marquait également un désir de réforme, dans un domaine de l'enseignement accusé de sclérose, et qui sinon semblait voué à une lente agonie.

« N'écoutez pas les gens qui vous disent que Fu Hsing recrute de moins en moins d'élèves, dit Cheng Rom-shing, le directeur de l'établissement. En réalité, nous avons deux cents recrues de plus cette année. Nous sommes très confiants dans l'avenir. » Cet optimisme est un peu nuancé par le professeur Su Cheng-chao, qui encadrait les stagiaires parisiens. « En réalité, notre problème de recrutement ne concerne pas la quantité d'étudiants, mais la qualité. » Cinéma, télévision, danse contemporaine, sans compter les études à l'étranger : il y a tellement d'options qui s'offrent aux jeunes aujourd'hui que très peu, et pas toujours les éléments les plus prometteurs, choisissent de rentrer à Fu Hsing avec une carrière dans l'opéra en tête. Il est donc crucial pour Fu Hsing de proposer quelque chose de plus à ses élèves, et de s'ouvrir sur le monde. Parmi les nouveautés, l'école inaugurera bientôt un département d'opéra hakka, et développe les échanges académiques avec des établissements étrangers.

Accessoirement, explique Jean-Marie Pradier, directeur du département Théâtre de Paris 8, en prolongeant la durée du cursus pour inclure un 1er cycle universitaire, la fusion de Fu Hsing et Kuo Kuang a rendu possible un programme de coopération avec un établissement universitaire français, en l'occurrence Paris 8. « J'ai moi-même étudié à Paris 8, quand j'étais jeune, en musicologie, explique le directeur Cheng Rom-shing. Cela explique pourquoi je parle un peu le français et comment j'ai eu l'idée de cet échange. En fait, l'inspiration première est venue de Céline Lee, une de nos anciennes diplômées, qui prépare un doctorat dans le département Théâtre de Paris 8 avec le professeur Pradier. C'est par son intermédiaire que nous avons pris contact. »

Le stage des étudiants français aura pour contrepartie la prise en charge pour une formation universitaire complémentaire à Paris 8 de trois étudiants issus de Fu Hsing. Il s'agit, explique le professeur Pradier, « non pas de leur infliger un mode de pensée à la française », mais de leur faire explorer « la question de l'identité, la multiplicité des formes identitaires à l'intérieur d'une même culture. »


Dans les coulisses de l'opéra chinois

Annie prend la pose martiale du sheng. A Fu Hsing, les enfants se spécialisent très tôt dans un rôle type de l'opéra traditionnel, ce qui leur permet d'acquérir une grande maîtrise technique.


Saint-Denis Paris 8 est la fac rêvée pour ce genre d'expérience. L'ancienne faculté « révolutionnaire » de Vincennes accueille aujourd'hui 27 000 étudiants dont 6 000 étrangers venus d'une cinquantaine de pays, et ouvre ses portes aux non-bacheliers et aux salariés. C'est une fac high tech résolument tournée vers la recherche et les pédagogies nouvelles.

Le principal obstacle à l'extension du programme de coopération entre Paris 8 et Fu Hsing sera sans doute la barrière de la langue, analyse le professeur Pradier. « Nous voulons surtout éviter de mettre en échec les étudiants taïwanais. » Fu Hsing propose bien quelques cours de français aux élèves intéressés, mais il ne s'agit guère que d'une introduction. Ceux qui partiront à Paris bénéficieront donc avant de partir ou sur place d'une formation linguistique intensive, sans doute subventionnée en partie par la France. « Pour nous, le fait de ne pas parler le chinois ni le taïwanais n'a pas autant d'importance, note Jean-Marie Pradier, parce que les exercices sont pratiques. Alors qu'à Paris, les étudiants taïwanais suivront surtout des cours théoriques. Les cours pratiques que nous leur proposerons ne porteront que sur les formes contemporaines, qui sont plus intéressantes pour eux mais de toute façon ils sont déjà d'un niveau extraordinaire. »

Le professeur a eu maintes fois l'occasion de constater combien les jeunes Taïwanais, Coréens, Japonais etc. paraissent exceptionnellement doués. « Mettez-les sur un plateau, et tout de suite ils savent faire quelque chose. En réalité, ce n'est pas inné chez les Asiatiques, c'est le résultat d'un énorme travail qu'on exige même des plus jeunes. »

Ainsi pour Céline Lee, l'inspiratrice de cette aventure franco-taïwanaise, le souvenir des jeunes années d'apprentissage est encore très vif. « L'opéra de Pékin, c'est toute ma vie, puisque j'ai commencé à l'âge de 10 ans. » C'était il y a seize ans, dans une Taïwan bien différente, encore sous loi martiale. « On travaillait très dur. Les professeurs nous battaient tous les jours à coups de bâtons. Tous les jours ! Ah, ne pas être battue ne serait-ce qu'une seule journée, c'était mon rêve ! » Sans doute les écoles d'opéra ont-elles toujours eu cette mauvaise réputation de « maison de redressement », comme le montre d'ailleurs Adieu ma concubine, le film de Chen Kaige. Fu Hsing, en ce temps-là, était, il faut le dire, aussi fréquentée par les enfants de famille pauvre et les jeunes délinquants... La scolarisation était entièrement financée par le gouvernement, et les enfants étaient pensionnaires, ce qui permettait de régler de nombreux problèmes.

Les élèves sont toujours pensionnaires, mais ils ne sont plus battus, et ils sont là de leur propre gré, désormais rarement pour des raisons financières, car le niveau de vie général a beaucoup progressé. Même si la vie en pensionnat pèse aux plus jeunes, ils se déclarent heureux, et ont les mêmes passions pour les mangas, les jeux vidéos, le karaoké ou la pop japonaise que tous les autres jeunes de leur âge. Cela dit, ils travaillent toujours 12 heures par jour, et c'est peut-être ce qui a le plus étonné leurs « invités » parisiens. « A Fu Hsing, les enfants travaillent vraiment très dur, confirme Sicaire, qui s'intéresse surtout à la danse comme thérapie pour les enfants, d'un ton d'admiration où perce une pointe de pitié. Ils se lèvent à 5h et demie le matin et travaillent jusqu'à 9 h le soir. » Les stagiaires étaient d'autant plus décontenancés qu'ils se sentaient au départ beaucoup trop privilégiés, alors qu'ils avaient dix à quinze ans de plus que les petits élèves taïwanais. « A nous, ils n'osent pas nous demander la même chose. C'est dommage, parce que nous avons vraiment envie de nous donner à fond. Nous ne sommes pas là pour faire du tourisme : ce stage rentre dans notre programme d'étude. »

De fait, après une première période d'observation, le travail est devenu plus intensif en deuxième semaine. « Ils ont vu que nous voulions vraiment travailler », dit Benoît. Isabelle ajoute qu'au départ, les stagiaires ont fait un travail collectif plutôt physique . « Puis on nous a attribué des rôles pour un spectacle qui doit se jouer en fin de stage. » Ce détail n'a pas manqué de provoquer la consternation parmi les stagiaires. Un fossé culturel de plus à franchir : conçu comme une motivation ludique par les hôtes taïwanais, le spectacle de fin de stage était perçu par les stagiaires comme une mise à l'épreuve inutile, un échec en puissance.

Finalement, chacun s'est mis avec bonne grâce dans la peau de son personnage. « Les garçons ont en général des rôles masculins, donc guerriers, précise Isabelle, avec des bâtons ou des lances, comme le rôle du Singe. Les filles apprennent le rôle de "dames dans les nuages", le maniement des foulards et des éventails, les mouvements de mains. »

« Cela me fait penser à la danse indienne, dit Tatiana. J'ai fait un stage à Bali, et je me suis aperçue que ce qui a l'air de relever d'une grâce naturelle est en fait le fruit de longues années de travail, c'est très technique. » Ulla renchérit : « En fait il n'y a rien de naturel dans ces danses asiatiques, contrairement à ce qu'on pourrait croire. Pourtant, curieusement, on nous dit aussi de travailler le naturel ! En fait, tout est codifié, les mouvements des bras et des mains surtout. Il n'y a pas vraiment de place pour l'improvisation. »

Nuances

Rapidement, les étudiants venus de Paris ont donc senti avec leur corps tout ce qui les sépare culturellement de cette forme d'expression artistique. Chaque geste codifié a-t-il véritablement un sens ? Un hochement de tête peut-il être un geste anodin ? Tatiana tente de répondre : « Je pense qu'on ne sent les nuances que lorsqu'on a acquis la technique. » Un constat s'imposait, au bout de quelques jours d'incompréhension et de flou : les élèves ne sont pas là pour exprimer leur différence, mais pour apprendre une technique. Curieuse idée…

Que pensent les stagiaires parisiens de l'atmosphère de cette école ? « En France, on considère que chacun est unique, remarque Raphaëlle, alors qu'ici nous sentons un esprit de compétition entre les élèves, une sorte de culte de la réussite. Les enfants applaudissent une acrobatie réussie. En même temps, il y a beaucoup d'émulation entre eux. D'ailleurs, ils sont ensemble pratiquement 24 h sur 24, puisqu'ils sont pensionnaires.

Autre différence, souligne Raphaëlle, les méthodes d'enseignement, qui font la part belle aux répétitions inlassables. Mais cela va plus loin. « Il y un autre rapport du corps à l'espace. Mon professeur de danse, en France, me dit d'allonger la jambe le plus loin possible, de me projeter dans l'espace. Alors qu'ici on leur dit de lever la jambe le plus haut possible. Ici, le professeur vous donne un objectif à atteindre, alors qu'en France on nous donne une méthode. »

Plus encore, les stagiaires s'étonnaient de ne pas ressentir de la part des élèves et des professeurs de travail de création d'une tension de l'espace. Benoît note en revanche l'importance des appuis au sol. « Ils frappent beaucoup le plancher avec les pieds pour prendre possession de l'espace. En fait, ils utilisent tout l'espace. Peut-être que cela vient de leur formation d'acrobate. » Cette impression est peut-être le résultat de la conception chinoise de la scène : les acteurs y évoluent un peu comme dans un cadre de tableau en deux dimensions, la profondeur n'étant pas exploitée scéniquement comme dans le théâtre occidental. Il faut aussi rappeler que l'opéra chinois joue peu sur les ressorts du suspense et de l'intrigue dans la mesure où les opéras sont connus par coeur du public, sans cesse rejoués, pour certains depuis des siècles.

Au bout du compte, les stagiaires semblaient peut-être encore plus perplexes après quelques jours d'apprentissage qu'à leur arrivée, au fur et à mesure qu'ils découvraient l'extrême complexité des arts de la scène chinois et devaient abandonner leurs préjugés. Une représentation d'opéra taïwanais à laquelle ils avaient assisté suscitaient déjà de nouvelles interrogations, quand Su Chao-cheng leur expliqua qu'il fallait aussi distinguer l'opéra hakka des formes qu'ils avaient rencontrées jusqu'ici. Et que dire encore de tout le reste la musique d'accompagnement, l'art des masques, le théâtre de marionnettes… De quoi tenir en haleine des bataillons de stagiaires pendant plusieurs semaines.

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