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L’effet papillon

01/09/2008
PHOTOS AIMABLEMENT PRETEES PAR LA REGION PANORAMIQUE DE MAOLIN

>> Les efforts déployés pour protéger la danaïdealors qu'elle effectue sa migration annuelle laissententrevoir combien la conscience écologiquea progressé à Taiwan

« Ils arrivent ! Ils arrivent ! », crie quelqu’un, alors que des dizaines de milliers de papillons surgissent soudain de derrière une colline. « Il faut le voir pour le croire : on dirait une rivière pourpre ! », s’exclame Chan Chia-lung [詹家龍], un chercheur de la Fondation taiwanaise de développement de l’ingénierie écologique.

Alors que les « spectateurs » s’extasient, la voie extérieure de l’autoroute n°3 est promptement fermée à la circulation pour que les papillons puissent la survoler en toute sécurité. Pendant ce temps, sous la surveillance de leurs instituteurs, des écoliers participant à une étude écologique en attrapent quelques-uns pour les marquer avant de leur rendre leur liberté.

L’apparition des papillons se répète chaque printemps à Linnei, un village du district de Yunlin, dans le sud de Taiwan. Linnei est en temps ordinaire un endroit tranquille, loin du monde, mais depuis quelques années, fin mars-début avril, la bourgade accueille des dizaines de visiteurs venus dans l’espoir d’apercevoir cette merveille de la nature qu’est une migration de papillons.

Les insectes vedettes aujourd’hui sont des danaïdes appartenant au genre Euploea qui hivernent dans le sud de Taiwan – pour la plupart dans les districts de Kaohsiung, Pingtung et Taitung. Au printemps, leur instinct les pousse à s’envoler vers leurs lieux de reproduction, dans le nord de l’île.

Euploea est l’un des deux seuls papillons au monde connus pour effectuer une migration saisonnière, le second étant le monarque (Danaus plexippus), qui voyage entre l’Amérique du Nord et le Mexique. La principale différence, explique Chan Chia-lung, est que Taiwan abrite quatre sous-espèces d’Euploea migratrices, alors qu’il n’y a qu’un seul type de monarque qui pérégrine entre l’Amérique du Nord et le Mexique. Cela dit, les monarques voyagent en bien plus grand nombre sur des distances beaucoup plus importantes. « Ces danaïdes sont des papillons endémiques de Taiwan. Nous sommes en présence d’un phénomène biologique unique parce que quatre sous-espèces convergent en masse sur le même site d’hivernage, ce qui n’est pas courant dans la vie animale. »

Ce lépidoptère habite d’ordinaire les forêts subtropicales au dessus de 1 500 m. Il ne vit que quatre mois. La larve se nourrit de la sève blanchâtre de l’asclépiade. Lorsque les rayons du soleil se reflètent sur la moire brune et bleue de ses ailes mouchetées de blanc, on a l’impression qu’elles changent de couleur.

Chan Chia-lung a commencé à s’intéresser aux danaïdes et à travailler à leur protection en 2000, grâce à des financements du bureau des Forêts, au ministère de l’Agriculture. Il travaille depuis avec d’autres entomologistes amateurs à la documentation des trajets suivis par ces papillons voyageurs.

Ses recherches montrent que ceux-ci effectuent deux grandes migrations par an. La première a lieu en mars-avril et les amène de Maolin, dans le district de Kaohsiung, au sud de l’île, jusqu’à Jhunan, dans le district de Hsinchu, au nord, en passant par Linnei. La seconde odyssée est le voyage de retour vers Maolin, en octobre. Nichée au pied de la Chaîne centrale de montagnes et peu peuplée, la tranquille commune a gagné le surnom de « vallée des papillons pourpres ».

10 000 à la minute

Au cours de sa migration, la danaïde survole l’autoroute n°3, qui a été inaugurée en 2004, au niveau de Linnei. Grâce à un système de caméras, Chan Chia-lung a pu établir qu’à certaines périodes, il en passait à cet endroit plus de 10 000 à la minute. Il a aussi constaté que des dizaines de milliers de papillons étaient écrasés par les véhicules qui passaient à toute allure. En 2005, il a plaidé leur cause auprès de l’administration en charge des autoroutes.

Les travaux de Chan Chia-lung ont été remarqués par ses pairs. Lin Tieshyong [林鐵雄], qui enseigne au département de l’ingénierie civile et écologique à l’Université I-Shou de Kaohsiung, note que son département a axé son programme d’ingénierie civile sur le développement durable à partir de 2004 et qu’il cherchait justement à mettre ses théories en pratique. « Nous les ingénieurs étions autrefois fiers de nos techniques qui étaient basées sur une utilisation extensive du ciment et de l’acier – et nous nous imaginions que nous allions conquérir la nature !, dit l’universitaire. Mais nous avons dû nous rendre à l’évidence lorsqu’un séisme dévastateur a frappé l’île en 1999. Nous avons alors compris que nous avions besoin d’utiliser des méthodes plus écologiques. »

La protection des papillons, poursuit Lin Tieshyong, est apparue comme un bon point de départ pour demander aux étudiants de réfléchir à la façon de trouver un équilibre entre ingénierie et conservation de la nature. En 2006, il a invité Chan Chia- lung à donner une conférence dans son université, puis a emmené ses étudiants à Linnei pour qu’ils fassent une étude in situ. En 2007, Lin Tieshyong et Cheng Jui-fu [鄭瑞富], un de ses collègues, ont soumis au bureau des autoroutes un projet de « corridor écologique ». Ils ont suggéré l’installation de lampes à ultraviolet pour inciter les papillons à passer à cet endroit, ainsi que de filets le long de la voie pour les forcer à voler plus haut et ainsi éviter les véhicules. Ils ont aussi proposé de fermer une partie de la voie lorsque les passages de papillons dépassent 2 000 à la minute.

Lin Tieshyong et Cheng Jui-fu ont été surpris de la rapidité avec laquelle leurs suggestions ont été acceptées. Leur étonnement n’a fait que grandir lorsque, peu de temps après, le bureau des autoroutes a tenu une conférence de presse pour attirer l’attention des automobilistes sur ce projet et leur demander de lever le pied à cet endroit. L’information s’est rapidement répandue, et les deux professeurs ont commencé à recevoir des appels d’encouragement. « L’attention qu’a reçu notre projet prouve que la nation tout entière a pris conscience des questions de conservation », estime Lin Tieshyong.

Expérimentations

Hsu Cheng-chang [徐鉦漳], en charge de l’ingénierie de la région centrale au bureau des Autoroutes, note que peu d’études ont été menées par le passé sur les hécatombes dont les insectes sont victimes sur les routes de l’île. Mais à la vue des informations recueillies par l’Université I-Shou et des mesures proposées pour éviter que les danaïdes soient décimées par les automobilistes, lui et ses collègues ont pensé que cela valait la peine d’essayer.

En 2007, un groupe de travail a été formé, et un budget de 1 million de dollars taiwanais a été alloué à l’achat de filets et de lampes à ultraviolet pour inciter les papillons à emprunter un tunnel sous l’autoroute. Les crédits ont été multipliés par deux cette année afin de rehausser les filets – qui, de 3 m de hauteur auparavant, en font désormais 4 – et de les prolonger sur 400 m au lieu des 90 m originels. Finalement, comme les lampes à ultraviolet n’ont pas eu les effets escomptés, des lumières plus traditionnelles ont été installées dans le tunnel. La circulation a été contrôlée de manière plus efficace sur la portion d’autoroute concernée, la voie extérieure étant fermée dès que les papillons étaient plus de 500 à passer à la minute. L’étape suivante, explique Hsu Cheng-chang, sera de remplacer les hauts filets protecteurs par des rideaux d’arbres et d’autres plantes qui offriront une solution plus écologique et demandant moins de travail de maintenance. « Nous continuons les expérimentations pour vérifier quelles sont les meilleures méthodes. »

Le fonctionnaire ajoute que ses collègues ont pris beaucoup d’intérêt à la protection des insectes. « Nous avons la nostalgie de notre enfance, quand il y avait des papillons partout à la campagne. C’est pour cela que depuis deux ans, nous sommes excités d’en voir autant s’élever en sécurité au-dessus de l’autoroute. Cela donne un sens supplémentaire à notre travail. »

Hsu Cheng-chang souligne que le service qu’il dirige accorde aujourd’hui plus de réflexion à la conservation de l’ environnement dans les travaux d’infrastructures. Exemple, la section centrale de l’autoroute n°6 actuellement en construction. Dans la phase de planification, le bureau que dirige Hsu Cheng-chang a conduit une étude d’impact environnemental pour déterminer quelles espèces risquaient d’être affectées par le projet et lesquelles devaient bénéficier d’une protection particulière. Tout est fait par ailleurs pour préserver les habitats originels le long de l’autoroute en s’efforçant de conserver la végétation présente sur le trajet ainsi que, dans la mesure du possible, le relief.

Chiu Shih-wen [邱世文], le maire de Linnei, note qu’on en sait bien plus sur la danaïde et ses itinéraires grâce au dévouement d’une poignée de chercheurs, et que ces informations sont capitales pour la politique de conservation. « Je suis impressionné par les mesures prises par le bureau des Autoroutes pour aider les papillons dans leur migration. De la même façon, nous jouons un rôle dans les efforts de protection par le biais de l’éducation et d’une meilleure organisation de l’écotourisme qui s’est développé autour de la danaïde. »

Des brochures présentant le lépidoptère ont ainsi été distribuées dans les écoles de la région, afin de gagner les écoliers à la cause. Des cartes ont également été publiées pour les touristes qui bénéficient de visites guidées et de navettes gratuites pour aller observer les vols de papillons.

Cette année au printemps, dit Chiu Shih-wen, Linnei a accueilli plus de 10 000 visiteurs contre 3 000 l’année dernière. « Nous avons fait du passage des papillons sur notre commune un événement régional et dressé des panneaux explicatifs le long de leur trajet. L’objectif est maintenant que la manifestation s’étende pour promouvoir d’autres activités écologiques comme l’observation des oiseaux et la visite de fermes écologiques, ainsi que la vente de spécialités agricoles. »

Conservation et tourisme

Sans s’opposer au développement de l’écotourisme autour du phénomène de la migration des danaïdes, Lin Tieshyong s’inquiète un peu pour les insectes si le nombre des visiteurs devait augmenter par trop. Pour lui, l’accès à certains sites devrait être contrôlé.

Chan Chia-lung partage ses craintes et estime que la conservation devrait avoir la priorité sur toute autre considération. « Les danaïdes s’adaptent facilement à leur environnement. Il y a encore de bonnes chances de voir leur population augmenter si nous travaillons à la restauration de leur habitat. » Une des méthodes possibles consiste à créer davantage de parcs fleuris dans les zones habitées. Chacun peut contribuer en plantant sur son balcon ou dans son jardin des espèces appréciées par les papillons.

Les recherches effectuées par Chan Chia-lung montrent que tous ces efforts portent leurs fruits, puisque le nombre de papillons qui sont passés devant les systèmes de comptage automatique a atteint 1,5 million cette année, contre 500 000 en 2007. Le taux de mortalité des insectes alors qu’ils survolent l’autoroute à Linnei est passé de 1% en 2007 à 0,001% cette année. Pourtant, tout n’est pas gagné.

« Taiwan est parfois appelée “le royaume des papillons” parce qu’elle en abrite plus de 400 espèces, dont 56 endémiques, note Chan Chia-lung. Mais les destructions à grande échelle qui affectent leurs habitats risquent de remettre en cause cette réputation. C’est la raison pour laquelle notre priorité est de remettre en état les sites où ils vivent et se reproduisent. La reforestation permettrait aussi d’absorber davantage de gaz carbonique et d’améliorer l’environnement des humains. »

Lee Yi-tsang [利易蒼], un responsable de la Région panoramique nationale de Maolin, souligne qu’il faut accorder autant d’importance à la protection de la nature qu’au tourisme. Les visiteurs qui souhaitent admirer la migration des papillons doivent rester sur des chemins clairement balisés qui permettent de les tenir à distance. On exhorte également les habitants de la région à utiliser le moins possible de pesticides. « Ils ont été sensibilisés à la question par nos campagnes d’information, et certains d’entre eux font des patrouilles dans la vallée pour dissuader les chasseurs de papillons. Il y en a même qui participent aux travaux de recherche. »

Lin Tieshyong souligne que d’avoir participé au projet de protection des danaïdes a eu une influence sur les ingénieurs du bureau des Autoroutes. « Les papillons sont des créatures fragiles qui ne pèsent que 0,1 g environ. Lorsqu’ils traversent Linnei, ils ont pratiquement atteint la fin de leur vie, mais ils se battent tout de même contre la circulation pour assurer la survie de leur espèce. Cela donne matière à réflexion ! »

Chiu Shih-wen voudrait que l’observation de la migration des danaïdes devienne un événement d’envergure nationale. Il espère aussi que cela suscitera d’autres projets de corridors de la vie sauvage pour préserver la diversité biologique de Taiwan. « Grâce aux papillons, les habitants de Linnei ont compris la nécessité et les retombées positives de la conservation de l’environnement. La migration des danaïdes a aussi abouti à l’adoption de principes écologiques dans les projets de construction. Cela montre que le concept de conservation écologique a vraiment pris. »■

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