29/04/2024

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Les marchés de nuit

01/09/1984

Ils sont le coeur de la vie nocturne de Taïpei

Taïpei n'a pas les miroitements des lumières de Hongkong, la puissante ani­mation de Tokyo ou les night-clubs de Manille. On n'y trouve pas non plus l'aura un peu frelatée de certaines rues de Singapour ou le cachet tropical et cos­mopolite des soirées de Penang.

Taïpei le soir, ce n'est pas dans l'arti­ficiel des cabarets à l'occidentale ou des offres clinquantes le long des chemins pour touristes qu'il faut chercher son vrai visage. Son caractère, sa vitalité viennent de la population de Taïpei, de cette foule qui par milliers se déverse chaque nuit dans les rues où des marchés en plein air sont installés, colorés, illu­minés et qui font penser à une ambiance de carnaval.

Un poète ancien évoquait ainsi Kou-chou, autre nom de Sou-tcheou, dans la province de Kiang-sou:

Les camelots la nuit vendent des macres et des lotus;

Les barques portent les jeunes filles au printemps.

Les marchés de nuit de Taïpei rap­pellent sans doute cette atmosphère. D'innombrables stands présentent au gourmand une variété quasi infinie de mets. Mais une quantité d'autres ven­deurs proposent de tout: vêtements, batteries de cuisine, jouets, bijoux, aphrodi­siaques, calculettes électroniques... Au milieu de tout cela, les riches comme les pauvres s'assoient côte à côte sur des bancs de bois autour de tables installées en plein air pour déguster des nouilles aux huîtres, des raviolis aux herbes, des ragoûts de requin. Plus loin, les diseurs de bonne aventure, les portraitistes, les masseurs, les cordonniers, les fabricants de parapluie, les marchands d'herbes mé­dicinales, tous sont là pour proposer leurs service.

Les rues se sont illuminées. Chacun se mêle à la coulée ininterrompue.

Bien que Taïpei fût en 1888, selon les annales, la première ville de Chine à disposer de l'éclairage électrique, per­sonne ne peut réellement retrouver le moment où les marchés de nuit ont com­mencé à apparaître et personne n'en a jamais fait la chronique.

La nuit subtropicale, les habitudes alimentaires d'un peuple porté à la gas­tronomie, le goût du marchandage, la rareté aussi ou la cherté d'autres distrac­tions et des spectacles sont quelques-unes des raisons qui ont fait et font encore la popularité des marchés de rue de la ville actuelle. Et puis, les marchés de nuit de Taïpei ont des particularités hautement pittoresques voire mystérieuses et, de toute façon, jouent un rôle vital dans la vie économique et récréative de ses 2,3 millions d'habitants.

« Par ici, Mesdames et Messieurs, par ici. Venez goûter la bile de cobra. Venez boire du sang de naja. C'est excellent pour les yeux! Buvez, et vous verrez mieux. C'est excellent pour le sang et la circulation. Dépêchez-vous, Mesdames et Messieurs! ... » Criant dans son micro, un bonimen­teur à la voix enrouée saisit derrière la tête un pauvre serpent et l'agite dans les airs pour attirer du public. Puis il suspend le reptile la tête en haut par un noeud coulant et fait une incision aux ciseaux le long du ventre. En quelques secondes, il en a extrait une bile brillante qu'il pré­sente comme un trophée, appelant à nou­veau d'éventuels clients. Son aide, pen­dant ce temps, recueille dans un verre le sang rouge sombre qui s'écoule du ser­pent suspendu.

Avec le bruit et l'odeur, la couleur est le signe de tous les marchés.

C'est là une des scènes qui se dérou­lent quotidiennement dans la rue de Houa-si, dans le quartier Wan-houa, près du beau temple de Long-chan (Mon­tagne du dragon). C'est depuis plus de vingt ans l'un des plus importants marchés de nuit.

La rue de Houa-si aligne ses stands sur ses deux côtés, mais les piétons peu­vent circuler à l'aise. Quelque chose de rare pour un marché de nuit et le résultat d'efforts d'amélioration de la part de la municipalité depuis 1980.

Le promeneur aventureux qui préfère aux superficielles tournées dans les magasins pour touristes un voyage d'exploration culturelle pourra remar­quer quelques-unes des curiosités que présentent les échoppes des plantes et des produits de la médecine tradition­nelle et populaire de Taïwan.

Plus loin, un jeune homme plein de vigueur, la poitrine nue, vante un élixir à donner des forces et s'efforce de capter l'attention d'un passant. Derrière lui, deux maîtres ès arts martiaux sont aux prises. Leur concentration est si intense que la sueur coule de leurs tempes. Et derrière encore, en toile de fond, des rangées de bocaux qui contiennent des poudres mystérieuses remplissent des étagères qui couvrent entièrement les murs.

A l'enseigne des «Produits du mont Ta-fa», des dépouilles de serpent se ba­lancent doucement devant la porte au gré du vent, accrochant le regard. Et dans des cages de fer, une infinité de ce bestioles à la peau sombre, de toutes tailles, remuent sans bruit. Les forts re­lents de l'endroit ne sont pas faits pour la narine délicate. Dans la boutique violem­ment éclairée, des vitrines renferment un assortiment de bouteilles d'eau de vie à 1 500 yuans la bouteille (37,50 dollars américains). On y voit un serpent entier, conservé dans l'alcool. Les prix montent s'il s'agit d'un vin additionné de bile (2 000 yuans) ou de génitoires (2 500 yuans) .

L'espoir et la bonne aventure au coin de la rue.

Il y a d'autres «pharmacies» le long de la rue de Houa-si, toutes se targuant de préparations «transmises de généra­tion en génération» ou de «formule se­crète de impériale». Des siècles de tradition s'accrochent encore ici. Mais comment savoir de quels effets réels ces échoppes et leurs marchandises peuvent se prévaloir?

Puisque les habitants de l'île sont na­turellement consommateurs de produits de la mer, la rue de Houa-si, comme d'autres marchés de Taïpei, dispose de quoi satisfaire les palais des affamés noc­turnes. Maintes espèces de poissons, crabes, crevettes, coquillages, calamars nagent librement dans de grands aqua­riums à l'entrée des restaurants ou bien s'étalent sur de la glace dans des armoires-vitrines réfrigérées, attendant le bon plaisir des clients. Une pancarte annonce des crevettes marinées ou grillées à 100 yuans (2,5 dol­lars américains) l'assiette. Juste en des­sous, sur le feu, quatre grosses crevettes (embrochées vives) virent progressive­ment au rouge.

Tournant au bout de la rue, on se re­trouve dans la rue de Kouang-tcheou (ou Canton) qui rejoint un marché cou­vert, vrai paradis des camelots. C'est là l'extension naturelle du grand temple de Long-chan, le plus ancien et fameux temple bouddhiste de Taïpei.

Les vieilles lanternes font les bonnes enseignes.

Avec ses quarante mètres de dia­mètre, le Rond-Point (Yuan-houan), à la jonction des avenues de Nankin, de Tchongking, et des rues de Tien-chouei et de Ning-hia, était autrefois le plus vieux marché de nuit de Taïpei et le plus fameux lieu de restauration. Certains disent qu'au début de ce siècle, le quar­tier du Rond-Point n'était qu'un terrain vague, un carrefour où les enfants ve­naient jouer. Mais bientôt on se mit à construire des maisons de trois étages et des résidences particulières. La munici­palité décida de faire en cet endroit un parc et l'on planta des rangées d'arbres.

Les années passèrent. Les arbres de­ vinrent grands et gros et l'herbe verte. Les gens prirent l'habitude de venir à chaque heure du jour s'asseoir sur les bancs de pierre et jouer aux échecs ou ba­varder. Le crépuscule amenait davantage de monde encore venant prendre le frais, regarder les joueurs d'échecs, écou­ter les vieillards faire le récit des temps passés. Un après-midi, un vendeur de fruit sur son chemin passa par le Rond­-Point. Il y vendit ce jour-là tout le con­tenu de son panier. Le lendemain, il revint avec d'autres fruits qu'il vendit non moins facilement. La nouvelle se ré­pandit, et nombre de ses collègues suivi­rent. Puis l'un d'eux, jugeant insuffisant le contenu de son panier, se munit d'une charrette à bras. Les marchands se firent de plus en plus nombreux, la foule aug­menta et le Rond-Point devint un marché de l'après-midi.

Pour légaliser cette situation de fait, un dénommé Wang, il y a quarante ans, agissant en qualité de représentant des vendeurs du Rond-Point négocia avec les fonctionnaires de la municipalité. On parvint à un compromis, aux termes duquel la ville consentait à l'établisse­ment d'un marché en cet endroit, sous certaines conditions. En particulier, le nombre des vendeurs devait être limité, ils ne pouvaient travailler avant 5 heures de l'après-midi (une cloche l'indiquait) ni après minuit. Ce qui fit du Rond-Point un marché de nuit.

Le temps passant, la ville déborda de ses limites pour inclure le Rond-Point. Au Nord, les rizières se couvrirent d'im­ meubles et les viviers à poissons furent comblés. Le cimetière, au Sud, fut dé­placé. Vers l'Ouest, les lanternes rouges se mirent à neurir et un peu plus loin les cinémas, les night-clubs et les dancings.

Les moyens de transports devenant plus commodes, les gens commencèrent à affluer de toute l'île pour vendre leurs produits au Rond-Point qui ne put plus les accueillir tous. Les vendeurs obtin­rent alors l'autorisation d'utiliser les deux côtés de l'avenue de Tchongking jusqu'au carrefour de l'avenue de Tchang-an. Le nombre sans cesse accru des vendeurs non seulement contribua à l'animation et à la prospérité du quartier, il apporta aussi une saveur rustique qui fit du Rond-Point un bastion des tradi­tions culinaires populaires en plein milieu de la métropole.

Acheter. Mais surtout flâner, regarder ...

Avec plus de quarante «bouchons», le Rond-Point offre d'innombrables spé­cialités pour les gourmets comme les ô-a-tsien (omelette aux huîtres), le bouillon de canard tang-kouei, le poulet au sésame ou au ginseng, les soupes aux champignons, etc. Le gourmet aventu­reux comme le glouton timide trouve­ront toujours à satisfaire leur appétit à des prix imbattables.

Cependant comme dit un proverbe chinois, Les belles fleurs ne durent pas, et les décors les plus enchanteurs ne de­meurent pas longtemps. Taïpei qui s'est développée par bonds ces dernières années a vu bien des réminiscences de son passé disparaître dans la fureur de la modernisation.

Ainsi les «bras» du Rond-Point furent les premiers à disparaître, amputés pour faire place à l'extension des rues. On dirait que chaque étape du plan de ré­novation urbaine ces vingt dernières années a eu pour effet immédiat un nou­veau déclin de la vie du Rond-Point. Au­jourd'hui, presque tous les stands sont fermés. A la nuit tombée, cet îlot circu­laire, loin d'être une source de lumière reste presque totalement sombre et silen­cieux. C'est un formidable contraste, un peu triste aussi, avec le trafic des voiture qui le contournent et l'activité de la rue de Ning-hia, non loin, qui est maintenant plus animée que jamais et qui a remplacé l'avenue de Tchongking comme pôle d'attraction du quartier.

Les gens, sans que l'on sache pour­ quoi, semblent s'attacher au neuf et se détourner de l'ancien. Quand un marché de nuit péréclite, un autre prend la relève. Le quartier de Cheu-lin (Shihlin), dans les faubourgs nord de Taïpei, est devenu ces dernières années l'un des plus populaires des marchés de nuit à l'égal de ceux de Kong-kouan (Kung­ kuan) et de Tching-mei (Chingmei) ou de l'avenue de Tong-houa (Tunghwa).

Et partout une atmosphère de kermesse ...

Passé le Grand Hôtel Yuanshan, puis la voie de chemin de fer, les voitures qui veulent pénétrer dans le périmètre compris entre l'avenue de Wen-lin, la rue de Ta-tong et la rue de Siao-pei se trouvent en difficulté. La foule se presse dans chaque direction, empêchant la cir­culation, obligeant les voitures à rebrous­ser chemin.

L'expansion soudaine du marché de Cheu-lin s'est faite dans les allées étroites, qui se sont retrouvées remplies par des stands de vêtements principale­ment. Ils couvrent même les trottoirs devant les magasins de prêt-à-porter. La proximité de l'Ecole de commerce Ming­-tchiuan (Ming Chuan), une école de jeunes filles, est sans aucun doute une des raisons du boom de ce marché.

Le café Ark, dont la façade décorée de bois attire l'oeil des passants émet sans discontinuer une musique pop au rythme rapide, ajoutant encore de l'exci­tation à l'ambiance. A l'intérieur, des jeunes écoutent de la guitare et des chan­sons. Juste à côté, un bric à brac nommé Chaplin propose des objets d'artisanal po­pulaire et détonne dans la masse des ma­gasins et des étalages qui offrent des pro­duits de consommation courante.

Le marché de Cheu-lin est connu pour quelques spécialités culinaires parmi lesquelles des saucisses, des pâtis­series et des glace à la colocase. Les pâtis­series sont faites soit au sésame soit à l'é­chalotte, frites puis enveloppées dans une sorte de crèpe. Observer un mar­chand préparer cette délicatesse taïwa­naise est aussi amusant que de la savourer.

Une vieille chanson disait « Ce soir, je ne rentre pas. » Les marchés de nuit de Taïpei sont une bonne occasion de suivre la chanson ■

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